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éveillait les opinions et les goûts littéraires du fils, et tandis qu’il publiait dans les Archives[1] un article sur le livre de Mme de Staël, le premier qu’il ait imprimé, il écrivait à sa mère les lignes qui suivent, le même jour 27 mai 1818. Les deux lettres se sont croisées en route, comme on dit :

« Honneur aux gens de bonne foi ! Ce livre, ma mère, a réveillé très vivement mon regret que vous ayez brûlé vos Mémoires, mais je me suis dit aussi qu’il faut y suppléer. Vous le devez, à vous, à nous, à la vérité. Relisez d’anciens almanachs, prenez le Moniteur page à page, relisez et redemandez vos anciennes lettres écrites à vos amis, et surtout à mon père. Tâchez de retrouver, non pas les détails des événemens, mais surtout vos impressions à propos des événemens. Replacez-vous dans les opinions que vous n’avez plus, dans les illusions que vous avez perdues ; retrouvez vos erreurs même. Montrez-vous, comme tant de personnes honorables et raisonnables, indignée et dégoûtée des horreurs de la révolution, entraînée par une aversion naturelle, mais peu raisonnée, séduite par un enthousiasme, au fond très patriotique, pour un homme. Dites que nous étions tous alors devenus comme étrangers à la politique. Nous ne désirions que la faculté d’exercer notre esprit librement, et de cultiver des vertus privées. Nous ne redoutions nullement l’empire d’un seul, nous courions au-devant. Montrez ensuite l’homme de ce temps-là, se corrompant, ou se découvrant, à mesure qu’il croissait en puissance. Faites voir par quelle triste nécessité, à mesure que vous perdiez une illusion sur lui, vous tombiez davantage dans sa dépendance, et comment moins vous lui obéissiez de cœur, plus il a fallu lui obéir de fait ; comment enfin, après avoir cru à la justesse de sa politique parce que vous vous trompiez sur sa personne, une fois désabusée sur son caractère, vous avez commencé à l’être sur son système, et comment l’indignation morale vous a conduite peu à peu à ce que j’appellerai une haine politique. Voilà ce que je vous demande en grâce de faire, ma mère. Vous m’entendrez, n’est-ce pas ? et vous le ferez. »

Deux jours après, le 30 mai, ma grand’mère répondait à son fils : « N’admirez-vous pas comme nous nous entendons ? Je lis donc ce livre ; je suis frappée comme vous ; je regrette ces pauvres Mémoires sur nouveaux frais, et je me mets à écrire sans trop savoir où cela me mènera ; car, mon cher enfant, c’est une entreprise réellement un peu forte que celle qui me tente, et que vous me prescrivez. Je vais donc voir cependant à me rappeler certaines époques,

  1. Archives philosophiques, politiques et littéraires, t. V. Paris, 1818. Mon père a réimprimé cet article dans le recueil intitulé : Critiques et études littéraires, ou Passé et présent, par Ch. de Romusat, 2 vol. in-18. Paris, 1857.