Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 33.djvu/947

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fallu la lente formation d’une nation italienne pour qu’il pût s’y constituer de nos jours un état unique.

M. Bluntschli distingue entre la nation et le peuple. Le peuple a pour lien la communauté d’origine et de langage et surtout la communauté de culture ; la nation a pour lien la communauté de gouvernement. Un même peuple peut comprendre plusieurs nations : il y avait un peuple italien, un peuple allemand, avant qu’il y eût une nation italienne, une nation allemande. Une même nation peut comprendre divers peuples : la nation suisse en est le plus remarquable exemple[1].

L’unité de gouvernement ne suffit pas pour constituer une nation : « Nous ne donnons pas le nom de nation à la foule assujettie, purement passive et sans droits… Ce qui distingue surtout la nation, c’est la communauté plus complète du droit, la participation au gouvernement, en un mot la personnalité publique et juridique. » Un peuple ou des peuples ne forment une nation que lorsqu’ils ont la conscience d’une union intime entre eux et leur gouvernement, lorsqu’ils considèrent leur gouvernement comme leur bien propre et jusqu’à un certain point comme leur œuvre propre. Une nation n’est possible et ne réalise véritablement l’idée d’un état qu’avec un certain degré de liberté politique.

La nation, comme l’état, est un organisme vivant. Elle se modifie, elle se transforme, et elle sent le besoin de trouver dans l’état un développement en harmonie avec son propre développement. De là pour toute nation « le droit naturel de modifier opportunément sa constitution. »

Il semble d’après cela que M. Bluntschli soit un partisan de ce qu’on appelle la souveraineté nationale. Il répugne cependant à employer cette expression ; il craint qu’on ne la confonde avec celle de souveraineté du peuple. La distinction qu’il a lui-même établie entre la nation et le peuple suffirait pour prévenir cette confusion. L’usage seul d’ailleurs reconnaît très bien la différence des deux expressions et des théories politiques auxquelles elles se rapportent. La souveraineté du peuple appartient à la théorie du contrat social ; elle ne se réalise que dans un gouvernement démocratique. La souveraineté nationale est une conception plus large dans son

  1. Cette distinction un peu subtile, mais qui ne manque pas de profondeur, se complique chez M. Bluntschli d’une subtilité philologique. Il se sert du mot allemand Volk, qu’on traduit ordinairement par peuple, pour exprimer l’idée de nation, bien qu’il trouve dans sa langue le mot même de nation, et c’est l’idée de peuple qu’il exprime par ce dernier mot. Il suit si peu en cela l’usage propre des deux termes qu’il lui arrive souvent de les confondre, comme son traducteur en fait la remarque. Il obéit en réalité à un petit sentiment de vanité nationale, qui lui fait préférer, pour l’idée la plus élevée, un mot de pure souche germanique à un mot d’origine latine.