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appliquait fut aussitôt attachée par les officiers empressés des deux suites. Lazaref suivait d’un air sombre les gestes de ce petit homme ; il reporta, sans changer de pose, son regard sur son souverain, comme pour lui demander ce qu’il devait faire, et, n’en recevant aucun ordre, resta pendant un certain temps dans son immobilité de statue. »

N’est-ce pas là ce que les artistes sont convenus d’appeler « un Meissonier ? » Mais le peintre ne dispose que d’une minute ; l’écrivain, maître du temps, assemble ces détails pittoresques pour en tirer la grande histoire et ses grandes leçons. Du conseil des généraux où l’on refait la carte du monde, Tolstoï revient de préférence au front de la troupe où il semble qu’il ait toujours vécu. Comme il sait l’humble cœur du petit soldat, ses misères, sa résignation insouciante, son héroïsme naïf, sa gaîté devant la mort ! Comme il a senti ces perpétuels reviremens d’âme, le souffle glorieux des escadrons qui chargent, le découragement lugubre des civières de blessés ! Dans ce même chapitre de Tilsitt, en quelques pages, par une opposition savante, il nous mène de l’horrible hôpital de Friedland, encombré de typhoïdes et d’amputés, aux fêtes officielles, pompeuses et menteuses, des états-majors réunis sur le Niémen. Ainsi, sans une tirade déclamatoire, sans une réflexion banale, par la seule puissance du récit, Tolstoï évêque à chaque instant, dans l’esprit du lecteur, le double et inexplicable sentiment que le mystère de la guerre éveillera toujours dans l’âme humaine : l’enthousiasme invincible, le tressaillement héroïque, l’ivresse d’être là et de crier : C’est grand ! c’est beau ! puis le dégoût et l’horreur, la malédiction sur ceux qui commandent ces folies ; l’impossibilité de comprendre pourquoi on les fait, pourquoi le ciel les permet.

Ce n’est pas en quelques lignes qu’on peut étudier l’œuvre capitale du romancier, — disons mieux, de l’historien de la société russe et des guerres de l’empire de Russie. Je me réserve d’y revenir quelque jour avec l’attention et le respect dus à un aussi grand talent. J’ai voulu seulement aujourd’hui annoncer la traduction qui permettra à nos compatriotes de le goûter. La traduction est un oiseau sans ailes, chimère désespérante, surtout quand elle s’attaque à un styliste comme Tolstoï. Celle-ci a fait tout ce qu’il était possible de faire, en se gardant fidèle, sincère et sobre comme le texte original ; notre langue a donné tout ce qu’elle pouvait donner ; nul Français, en lisant ces pages, ne pourra se douter qu’il les doit à une plume étrangère.


EUGENE-MELCHIOR de VOGÜE.

Le directeur-gérant : C. BULOZ.