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préparé très habilement la solution, lorsqu’un événement imprévu et bien contraire aux mœurs égyptiennes vint tout à coup les surprendre, étonner l’Europe et préparer la crise à laquelle ils devaient succomber deux mois plus tard. J’ai dit que le premier soin du ministère européen avait été de payer les employés des administrations civiles, ce qui était indispensable pour que la marche du gouvernement se poursuivît. Mais il ne lui avait pas été possible de traiter de la même manière les officiers et les soldats de l’armée. Quelque intéressans qu’ils fussent, ces derniers étaient bien loin de rendre les mêmes services que les employés civils ; pour mieux dire, ils ne rendaient même aucun service, les désastres de la guerre d’Abyssinie ayant surabondamment prouvé que l’Egypte devait renoncer désormais à toute conquête et se borner à entretenir chez elle les troupes nécessaires au maintien de l’ordre intérieur. Songer à renouer les traditions militaires de Mehemet-Ali et d’Ibrahim-Pacha était une utopie, permise peut-être à Ismaïl-Pacha au temps de sa richesse, mais à laquelle la ruine de son pays le condamnait à renoncer pour toujours. Alors que les contribuables pliaient sous le faix des impôts et que les créanciers réclamaient en vain le paiement de leurs dettes, n’était-il pas aussi odieux que ridicule d’entretenir à grands frais des écoles militaires, des arsenaux, des magasins modèles et une trentaine de mille hommes organisés en armée européenne? A la vérité, tout cet appareil militaire n’était qu’une sorte de jouet, comme les théâtres du Caire, comme toutes les splendeurs éphémères dont le khédive avait aimé à s’entourer pendant les brillantes années de son régime. Soigneusement équipées, vêtues de jolis uniformes, armées des fusils les plus perfectionnés, ces troupes ne ressemblaient en rien aux solides et grossiers bataillons qu’Ibrahim-Pacha poussait de sa main victorieuse au cœur de la Syrie et de l’Arabie. On les avait vues, durant la campagne turque où elles avaient été incorporées à l’armée de Mehemet-Ali, compromettre en se débandant au premier feu le succès d’une bataille décisive. En Abyssinie leur déroute avait été plus grande encore. Grâce au régime de compression et de terreur qui régnait alors sur l’Egypte, personne n’a jamais su jusqu’où s’était étendu leur désastre; mais l’état dans lequel elles sont revenues de cette campagne ne laissait aucun doute sur le sort qu’elles venaient d’y subir, et quoique l’on ignore encore s’il est vrai qu’elles eussent abandonné leur général en chef, un fils du khédive, entre les mains de l’ennemi, on peut affirmer, sans crainte de se tromper, qu’elles avaient connu les dernières extrémités de la plus sanglante défaite. On s’explique d’ailleurs sans peine comment en peu d’années l’admirable armée d’Ibrahim-Pacha s’est transformée en une armée de parade,