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Il y a pourtant dans cette vaste composition quelque chose de très surprenant: c’est la manière dont l’artiste accommode la vérité de son thème aux effrayantes exigences du cadre. Rien n’est sacrifié ni de l’un ni de l’autre, et ils semblent au contraire se faire valoir mutuellement. Par exemple il est de règle que l’ensemble du groupe, dans un fronton, présente un aspect triangulaire, mais avec des ondulations, et en évitant de suivre servilement les deux lignes droites des corniches rampantes. En d’autres termes, si l’on trace une ligne passant par le sommet de toutes les figures, elle doit offrir une série de courbes proportionnée au nombre de ces figures et à la longueur du fronton. Autrement composé, le groupe serait aussi faux et invraisemblable que désagréable à l’œil, comme il est aisé de s’en convaincre sur plusieurs de nos frontons de Paris. Les Grecs se seraient bien gardés d’une si choquante maladresse. De chaque côté de la figure centrale d’abord, jusqu’à la moitié de sa hauteur, ils faisaient un vide pour mieux la mettre en relief et briser, à son point le plus évident, la silhouette pyramidale du groupe. Les figures les plus voisines du centre étaient donc plus petites ou courbées; mais celles qui les suivaient immédiatement, se relevant vers la corniche, rétablissaient la forme nécessaire du triangle et ainsi de suite jusqu’aux extrémités. Voilà ce que Thorvaldsen a reproduit avec un art digne des anciens, en appuyant l’une sur l’autre la vérité morale et la vraisemblance extérieure. Aux côtés de saint Jean, il a placé deux figures beaucoup moins hautes, deux jeunes garçons, car les jeunes gens, toujours plus ardens et plus enthousiastes, devaient approcher de plus près l’éloquent prophète. Après eux, la silhouette se relève : ce sont des hommes faits qui se tiennent debout, par respect ou par bravade. Cependant la corniche s’abaisse, l’espace diminue, il faut des figures assises, agenouillées ou enfin couchées. L’artiste a mis là des enfans d’abord, puis des femmes qui n’osent s’approcher comme les hommes, et qui, plus faibles après un long voyage, s’assoient sur une pierre ou sur leurs talons, à la manière des Orientaux et des paysannes italiennes dans les églises, enfin des auditeurs plus indifférens qui se couchent paresseusement pour écouter.

Tout cela est naturel et humain au suprême degré : l’ordonnance du groupe présente dans sa conception une vérité absolue et dans sa silhouette générale les plus harmonieuses combinaisons. Est-il besoin de faire sentir cette force d’invention qui réunit ainsi quinze figures diverses dans une seule action, ou plutôt qui rattache sans monotonie l’action de tous ces personnages à un seul d’entre eux, à celui qui est au centre et domine toute la scène? Si les groupes de frontons grecs dont les débris existent sont en général plus dramatiques que celui de Thorvaldsen, aucun n’est