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phénomènes de la nature, parmi les « documens humains, » le naturalisme a opéré, comme l’on dit aujourd’hui volontiers, sa « sélection » à lui, et c’est cette sélection que nous demandons la permission de ne pas admirer sans réserve. Nous lui reprochons d’avoir systématiquement exclu toute une partie de la réalité, et la plus noble, la plus intéressante, celle qui enferme le plus de vérité humaine et générale. Ayant le choix, il a eu la main assez malheureuse pour préférer la part de Marthe et délaisser celle de Marie.

Même à cet égard, la moins justifiée de ses prétentions, c’est de se présenter à nous comme une école nouvelle. Il n’est pas un point de départ, il est un point d’arrivée. Ce n’est pas une évolution qui commence : il nous montre au contraire le dernier terme d’une évolution qui finit. Il se trompe singulièrement sur lui-même quand il se croit l’avènement de la méthode scientifique dans la littérature ; il se trompe quand il se croit jeune; il a tout au contraire et les impuissances et les raffinemens de la vieillesse. Son précurseur ce n’est pas, comme il le dit, Balzac. Qu’il laisse en paix cette grande mémoire. C’est M. Flaubert, c’est Ernest Feydeau, ce sont MM. de Goncourt, c’est M. Alexandre Dumas fils, qui lui ont ouvert la voie où il marche. C’est de ces maîtres qu’il a reçu son impulsion; c’est d’eux qu’il tient ses curiosités et ses méthodes d’observation. Au début il s’est appelé, il y a vingt-cinq ans, le réalisme; il aime mieux s’appeler aujourd’hui d’un nom nouveau. Il n’a changé ni d’humeur, ni de tempérament en changeant d’état civil. Il a beau se dire et se croire peut-être républicain, il est, à prononcer le vrai mot, la littérature du second empire qui survit à Sedan et achève son mouvement logique et fatal. Il en est aujourd’hui à sa dernière incarnation; je ne vois vraiment pas comment il s’y pourrait prendre pour se transformer encore, aller plus loin qu’il n’est allé et trouver désormais le moyen de nous étonner. Il n’est pas d’avatars qui n’aient un terme, et je crois que si quelque chose est proche, c’est une réaction.

Aussi ai-je entendu sans grande émotion la sommation hautaine qui nous a été récemment adressée : « La république sera naturaliste ou elle ne sera pas. » Non, le naturalisme n’est point le jeune officier d’avenir destiné à être bientôt général. Il ne fera pas de 18 brumaire; il ne gagnera point de bataille d’Austerlitz. J’ai peu de goût pour les prophéties, et cependant je formulerais volontiers celle-ci : « La république sera autre chose que naturaliste ou elle ne sera pas. » Ce n’est pas du fond d’où est sortie la Marseillaise qu’est sorti le naturalisme. Quand je regarde les paysans de Millet, de M. Jules Breton ou de M. Bastien Lepage, les statues de M. Antonin Mercié ou de M. Delaplanche, je sens qu’il y a là une façon saine et robuste de regarder la nature; il me semble pressentir là comme un art nouveau, plein d’espérances et de promesses, original sans renier les traditions, déjà grand et qui doit grandir encore; celui-là fortifie les cœurs et les intelligences.