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juin ou de juillet, de changer les tentures de son salon et de faire mettre des housses de cretonne à ses fauteuils. De plus, comme il détestait les longs jours d’été et ne pouvait dîner qu’à la lumière des bougies, au coup de six heures et demie on fermait tout, volets, fenêtres et rideaux, et je vous donne à penser si les convives étouffaient; n’importe, ils ne se plaignaient pas, ces petites manies n’agaçaient personne, étant sincères, vous n’y sentiez jamais le paradoxe, et Dumas fils, dans un éloge des mieux inspirés, a pu même en dégager tout un côté sentimental : « Deux sièges n’avaient pu décider ce Parisien, malgré ses quatre-vingt-dix ans, à quitter la capitale de son cœur et de son esprit. Il n’y a eu dans cette résolution ni l’apathie de la vieillesse, ni l’indifférence du bien-être, ni infirmité physique, ni nécessité matérielle, il y a eu purement et simplement cet Amour sacré de la patrie auquel Auber avait dû sa plus puissante inspiration et auquel il payait loyalement sa dette. Mais, hélas! les forces de l’homme ont leurs limites et l’âme humaine a ses réserves. Tant que l’ennemi a été l’étranger, Auber a vécu, a résisté, a espéré; quand l’ennemi a été le compatriote, le frère de la veille, le Français, le Parisien, Auber n’a plus voulu voir, il n’a plus voulu espérer, il n’a plus voulu vivre. Comme le grand Romani, il s’est voilé le visage et il s’est couché en disant : Toi aussi mon fils! »

Ce grand Romain est de trop, il manque de proportion, Auber l’eût écarté poliment et reconduit à la tragédie de Voltaire, sa vraie place. Toutefois, pour ne pas être un personnage consulaire, on peut n’en pas moins pratiquer ses devoirs envers la n)use; sur ce point Auber était sans reproche, il portait au plus haut degré la dignité de son art, savait à fond ce qu’il était et ce qu’il n’était pas. J’ai noté dans le temps un mot de lui bien caractéristique à ce sujet; c’était en 1870, au lendemain de cette représentation triomphale où la Muette avait été patriotiquement acclamée. Je rencontrai Auber sur le boulevard, et mon premier mouvement en l’abordant fut de le féliciter : « Vous aurez beau faire le modeste, une pareille soirée appartient à l’histoire, et ce sont là des honneurs publics qu’on vous a rendus et que les plus grands envieraient ! — Aussi, croyez, mon cher ami, que j’en aurais la joie dans l’âme, si quelque chose pouvait encore me toucher; mais, hélas! à mon âge quelle joie voulez-vous qu’on ressente? Et puis, tenez, s’il faut tout vous dire, cette représentation d’hier m’a peut-être en somme valu plus de désappointement que de gloire. » Et comme je lui marquais mon étonnement : «Oui, reprit-il, et c’est ici le musicien qui vous parle. À ce propos, j’ai refait connaissance avec la Muette que j’avais perdue de vue depuis des années ; j’ai même à la dernière