Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/614

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a fui la ville et, sous la lueur indécise d’un jour qui finit, elle est venue dans ce lieu désert où quelques maigres buissons croissent parmi les rochers. Et voilà qu’à l’entrée d’une grotte déjà envahie par l’obscurité, le Christ s’avance vers elle. Il a été touché de tant d’amour, et, pâle, défait, brisé, portant encore aux mains et aux pieds les traces sanglantes de sa passion, montrant sur son visage amaigri les souffrances de l’agonie, il est sorti du royaume des ombres. Enveloppé de son blanc linceul, il s’approche de celle qui lui est restée fidèle au milieu de ce grand abandon. La pécheresse voudrait baiser le bord de son vêtement, elle essaie de le retenir : « Oh! bon maître, restez encore! » Mais il n’appartient plus à cette vie terrestre, et sans la repousser, avec un geste de douceur et de bonté, il lui dit qu’elle ne doit point le toucher : Noli me tangere ! Ces deux figures ainsi isolées, l’une d’où émane toute la lumière, l’autre éclairée se dément par un mystérieux reflet, ces contours flottans, cette tristesse de l’heure et du lieu, cette majesté de la mort, ce mélange ineffable de respect et de tendresse, tant de traits si délicatement choisis et si délicatement exprimés, tout ici parle à l’âme et la pénètre; tout concourt à rendre saisissante la poésie d’une des œuvres les plus touchantes qu’il ait été donné à la peinture de produire.

Notez que cet homme qui nous révèle ainsi les secrets de la vie mystique, les réalités les plus brutales de l’existence l’étreignent à ce moment même et que tout se réunit pour l’accabler. Il a perdu les êtres qui lui étaient chers, celle qui faisait la joie et la dignité de son foyer. Du moins, dans cette demeure où il vit avec son jeune enfant, solitaire, presque oublié, il trouvait encore, avec le souvenir des jours heureux, la satisfaction de ses goûts d’artiste et de collectionneur. Mais bientôt il lui faudra renoncer à toutes ces richesses qu’il a lentement amassées. Lui qu’on a essayé de nous représenter comme un avare, de tout temps il a été indifférent à l’argent, peu soigneux dans la gestion de son avoir. A la mort de sa mère, il aliène à des conditions onéreuses sa part d’héritage pour se débarrasser du souci qu’entraînerait sa réalisation. Du vivant de Saskia, nous avons vu dans quels atours il la peint, de quels bijoux il la pare, le luxe dont sans compter il l’entoure. Aussi, bien qu’en 1638 il se déclare « richement pourvu de biens » et qu’il traite de calomnieuses les accusations que les parens de sa femme dirigeaient contre elle, disant qu’elle avait gaspillé son « héritage paternel en parures et ostentations, » nous le voyons dès 1639 solliciter de Huyghens le paiement immédiat des peintures qu’il a exécutées pour le stathouder. Puis à diverses reprises, avec l’insouciance d’un fils de famille, il continue à emprunter. Imprévoyant pour