Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/824

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

semblant glisser comme une ombre plutôt que marcher, il allait droit à sa place, et s’asseyait sans échanger un seul mot, ni même un salut avec ses collègues placés à ses côtés. Le chapeau enfoncé jusque sur les yeux, les jambes croisées, le corps penché en avant, il suivait les débats avec une attention extrême et dans une immobilité absolue : on aurait pu le prendre pour une statue, si de temps en temps un mouvement nerveux, aussitôt réprimé, n’avait trahi une impression fugitive, ou si l’on n’avait vu ses doigts jouer machinalement avec les clés de son portefeuille. En dehors du parlement, il était aussi peu communicatif, ne s’ouvrant à personne de ses desseins, gardant jusqu’au dernier moment, même vis-à-vis de ses collègues, le secret de ses combinaisons, accueillant les observations, même les plus déférentes, d’un air distrait et avec une hauteur dédaigneuse, laissant trop voir, enfin, que l’approbation de l’opinion publique le rendait indifférent aux jugemens de ses amis et qu’il attendait de ceux-ci une confiance absolue et une obéissance passive.

On doit comprendre quelle fut l’impression de sir Robert Peel et de ses collègues lorsque, le 9 août 1843, M. Disraeli, prenant la parole sur la troisième lecture d’un bill qui avait pour objet d’appliquer à l’Irlande des mesures de rigueur et d’interdire aux Irlandais le port d’aucune arme, déclara qu’il ne voterait pas contre le bill pour ne pas refuser au gouvernement des pouvoirs que celui-ci jugeait nécessaires, mais qu’il lui était impossible de donner un vote approbatif à une mesure inefficace et impolitique. A son avis, ce n’était pas par des mesures isolées, et surtout par des mesures de rigueur, qu’on pouvait rétablir la paix publique en Irlande ; il fallait traiter les Irlandais avec humanité et justice, comme avaient fait les Stuarts ; il fallait porter remède à leurs maux. Il témoigna ses regrets de voir les ministres adopter vis-à-vis de l’Irlande la politique de rigueur et les mesures d’exception qu’ils avaient condamnées lorsque les whigs étaient au pouvoir, et il exprima l’espoir « qu’un jour viendrait où un parti s’appuyant sur des principes plus vrais ferait acte de justice envers l’Irlande, non en donnant satisfaction aux agitateurs, non en se laissant acculer au premier expédient qui serait suggéré, mais en étudiant sérieusement ce qu’il y avait au fond de cette situation déplorable, afin de mettre les relations de l’Angleterre et de l’Irlande sur un pied plus conforme au bien des deux pays, et de faire cesser un état de choses qui était le fléau de l’Angleterre et la honte de l’Europe. » Sir Robert Peel prit aussitôt la parole et répondit à M. Disraeli avec une acrimonie et une amertume qui témoignaient de son irritation.

Quelques jours plus tard, le 15 août 1843, lord Palmerston demanda la communication de certains documens pour avoir occasion