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n’en vienne à démontrer un jour que la sensibilité appartient à tous les êtres. Il y a déjà de nombreux phénomènes qui y conduisent. Alors la matière en général aura cinq ou six propriétés essentielles, la force morte ou vive, la longueur, la largeur, la profondeur, l’impénétrabilité et la sensibilité[1]. La sensibilité est en puissance dans la molécule inerte. Introduisez-y le mouvement animal, la sensibilité s’éveille du même coup. C’est la qualité propre à l’animal qui l’avertit des rapports existans entre lui et tout ce qui l’environne. — Entre la sensibilité en puissance de la molécule et la sensibilité de l’animal, il n’y a qu’une question de circonstances et de temps. C’est par cette théorie que débutait l’Entretien entre d’Alembert et Diderot :

« Mais cette sensibilité, si c’est une qualité générale et essentielle de la matière, il faut que la pierre sente. — Pourquoi non ? — Cela est dur à croire. — Oui, pour celui qui la coupe, la taille, la broie et qui ne l’entend pas crier. — Je voudrais bien que vous me dissiez quelle différence vous mettez entre l’homme et la statue, entre le marbre et la chair. — Assez peu; on fait du marbre avec de la chair, et de la chair avec du marbre. — Mais l’un n’est pas l’autre. — Comme ce que vous appelez la force vive n’est pas la force morte. — Serait-ce par hasard que vous reconnaîtriez une sensibilité active et une sensibilité inerte, comme il y a une force vive et une force morte? Une force vive qui se manifeste par la translation, une force morte qui se manifeste par la pression ; une sensibilité active qui se manifeste par certaines actions remarquables dans l’animal et peut-être dans la plante, et une sensibilité inerte dont on serait assuré par le passage à l’état de sensibilité active. — A merveille. Vous l’avez dit. »

C’est la sensibilité qui fait le passage entre le règne minéral et le règne végéto-animal : inerte dans l’un, active dans l’autre. Seulement Diderot néglige de nous dire sous quelles influences le passage s’opère et comment d’inerte la sensibilité devient active, comment la molécule devient le tissu vivant de la plante ou de l’animal. Évidemment, dans sa pensée, ce ne peut-être que sous l’action de certaines forces physiques, comme l’électricité et la chaleur, qui accumulées en proportions convenables et combinées d’une certaine manière, éveillent les énergies latentes des molécules, tirent la sensibilité de sa torpeur, et font passer la matière inorganique à la sensibilité et à la vie. C’est la logique qui se charge d’opérer ce passage, que l’expérience n’a pas démontré encore aujourd’hui, plus d’un siècle après Diderot.

  1. Pages 267, 269, etc.