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matérialisme pur et simple l’idée de l’unité qui le possède et l’entraîne ; il est comme précipité par le poids d’une logique irrésistible jusqu’au fond de l’abîme, où il rejoint son ami le baron d’Holbach. Voilà Diderot physiologiste et logicien. Mais quand il n’est plus sous l’obsession de ses études d’histoire naturelle et de physique, quand il perd un instant de vue ses molécules douées d’une sensibilité latente et le jeu de ces molécules et les agrégats qu’elles forment, les combinaisons où elles entrent, les polypes qu’elles composent en se rejoignant, animaux microscopiques ou organismes supérieurs, l’homme même, le plus distingué de ces polypes, — quand il échappe à cette magie d’une nature fatale, aveugle, uniforme dans ses procédés, ne variant ses produits qu’en raison de la diversité des circonstances, — alors un autre Diderot se révèle à nous. Ce phénomène se produit surtout quand Diderot retrouve ses propres idées exposées et commentées pédantesquement par un écrivain maladroit. Il se fâche contre le lourdaud, il se refuse à reconnaître les analogies, il brise d’une main irritée le miroir obscur et difforme qui lui présente l’image enlaidie de sa doctrine, maintenant qu’elle n’est plus animée à ses yeux par le brillant tumulte de la conception, par la verve de son esprit, par l’enthousiasme créateur. Comme cela est naturel, et comme il arrive que l’on se dégoûte facilement de certaines idées en les voyant soutenues par certaines gens ! Diderot sent vaguement qu’il y a quelque chose au delà de cette physique et de cette chimie qui l’ont un instant séduit, qu’il existe dans l’homme des élémens irréductibles à la molécule inerte, que l’esprit et le génie, la grandeur morale et l’héroïsme sortent d’un autre moule que celui où la nature jette confusément et pétrit la matière banale de ses éphémères produits. Il poursuit je ne sais quel symbole d’éternité dans les créations de ce genre. Il ose en reconnaître la grandeur inexpliquée au lieu de chercher à l’expliquer en la détruisant. Il n’est plus sectaire, il est libre.

Dans l’ouvrage que nous avons sous les yeux, Helvétius a fait ce miracle. Après que Diderot, avec son intelligence supérieure, a vécu dans un long tête-à-tête avec ce livre, il en sort désabusé et non sans quelque mauvaise humeur contre ce dogmatisme qui s’emploie gravement à lier des paradoxes ternes ; il a senti l’insuffisance d’un pareil esprit occupé à résoudre les grands problèmes avec cette étourderie pesante et cette légèreté laborieuse ; il a mesuré l’insuffisance de ces procédés, l’étroitesse du point de vue où s’enferme l’auteur et d’où il juge, comme d’un centre qui est ce pauvre lui-même, la circonférence infinie des choses, les aspects inépuisables de la nature, de la vie et de l’humanité. Il se détache alors, sans trop s’en apercevoir, d’une doctrine si mal servie, si