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charges d’imprécations, tu ne fusses tombé dans le malheur de quelqu’autre côté. Et toi, homme de génie, tu t’ignores, si tu penses que c’est le hasard qui t’a fait ; tout son mérite est de t’avoir produit : il a tiré le rideau qui te dérobait, à toi-même et aux autres, le chef-d’œuvre de la nature[1]. »

En feuilletant ce livre, où abondent de telles pages, on trouvera mieux que la réfutation éloquente d’un paradoxe puéril, je veux dire toute une théorie neuve et fine sur l’invention scientifique. Rien n’est plus faux que de prétendre que toute découverte, toute idée neuve, sont des faveurs du hasard. Pour mériter ces faveurs, pour les obtenir, il faut un esprit préparé à les recevoir, il faut aussi une grande patience, mais une patience active, une attention forte et concentrée sur un seul objet important. Mais croit-on qu’il dépende de chacun de s’appliquer fortement ? Quelle erreur ! Il y a des hommes, et c’est le plus grand nombre, incapables d’aucune longue et violente contention d’esprit. Ils sont toute leur vie ce que Newton, Leibniz, étaient quelquefois. Que faire de ces gens-là ? Des commis[2]. — Il n’y a pas de hasard, à proprement parler ; ce qu’on appelle hasard, dans la découverte, n’arrive qu’à certains esprits tout prêts à concevoir l’idée. Un homme s’occupe de physique, d’anatomie : la suite de quelques-unes de ses études le conduit à une conjecture que l’expérience justifie. Appellerez-vous cela un hasard ? Descartes, algébriste et géomètre, s’aperçoit que les signes de l’algèbre peuvent également représenter des nombres, des lignes, des surfaces, et que l’expression d’une vérité algébrique peut se traduire en figures ; il invente l’application de l’algèbre à la géométrie. Appellerez-vous cela un hasard ? De même pour Leibniz, de même pour Newton, de même pour Galilée, de même pour tous les grands inventeurs. — Dites si vous voulez : c’est la nature qui prépare l’homme de génie ; mais ce sont des causes morales qui le font éclore ; c’est une étude assidue, ce sont des connaissances acquises qui le conduisent à des conjectures heureuses ; ce sont ces conjectures vérifiées par l’expérience qui l’immortalisent. — Ce qui met sur la voie de la découverte, c’est la connaissance que l’on a des lacunes de la science sur tel ou tel point donné. Et à qui doit-on cette connaissance, sinon à l’étude ? C’est donc la préparation antérieure, le sentiment des imperfections, l’inquiétude de la recherche qui rendent ces hasards féconds. Rien ne se fait par saut dans la nature : l’éclair subit et rapide qui passe dans l’esprit tient à une série de phénomènes antérieurs avec lesquels on en reconnaîtrait la liaison si l’on n’était pas plus pressé de recueillir cette lueur et d’en jouir que d’en rechercher la cause. On

  1. Pages 282, 286, 291 et passim.
  2. Page 284.