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moderne eût la sienne ; et les abeilles s’y sont mises pour ne plus chômer. Inaugurée en Allemagne de 1818 à 1824 par les Schubarth, les Göschel, les Daub, les Hinrichs, en France par Mme de Staël, en Angleterre par Carlyle, la période des études et commentaires ne devait plus faire que croître et que grandir. Soixante ans se sont écoulés, et le public en est encore à prononcer son claudite jam rivos, les prés n’ayant apparemment point assez bu, et certaines œuvres étant douées d’une faculté kaléidoscopique pour intéresser diversement chaque génération. Sur l’Iliade, sur la Divine Comédie, sur Hamlet, qui se vantera jamais d’avoir dit le dernier mot ? C’est le tonneau des Danaïdes ; nul ne l’emplit, on le sait, et d’autant plus on y retourne. Les récens écrits des deux Vischer (Kuno et Frédéric), des Julian Schmidt, les Leçons d’Herman Grimm, cette édition de M. de Loeper, quel renouveau pour la discussion, surtout si vous y ajoutez ces traductions sans nombre en portugais, en flamand, en hébreu[1], ces éditions successives toujours accompagnées de notes et d’argumens explicatifs, ces reproductions par le théâtre, par les conférences, en un mot, tout cet ensemble de gloses, de recherches, d’élucubrations tant en prose qu’en vers, formant une littérature à part !


I

Qui nomme Goethe dit Faust : c’est l’œuvre-type dont un reflet colore les autres créations plus ou moins pâlissantes et qui, pareille à Moïse, traînant après soi le peuple juif dans la Mer-Rouge, leur fera traverser à toutes l’océan de l’oubli. Faust et Méphistophélès ont désormais pour nous un sens pratique ; ces figures émancipées et de l’auteur qui les créa et du pays qui les vit naître, se mêlent au mouvement cosmopolite et trouvent réplique à toutes les questions de notre siècle. C’est que les types façonnés de main d’homme ne se naturalisent qu’à ce prix ; il leur faut à la fois répondre aux conditions de l’idéal et satisfaire aux besoins du ménage, avoir l’universel et le particulier, être hors de nous et chez nous. La fiction doit pouvoir supporter l’épreuve de la vie commune ; on se la représente intervenant dans nos affaires, s’immisçant dans nos controverses. Parmi ces êtres nés de l’imagination, Faust est le dernier en date ; aucun ne nous touche de plus près, et cependant que d’années écoulées depuis qu’il fut conçu et mis à terme ! Goethe, en composant son chef-d’œuvre, ignorait nos mœurs contemporaines, et les générations qui furent les premières à

  1. Par le docteur Letteris (1864) et très réussie au dire des hébraïsans. Voir Loeper, p. XLIII de son Introduction.