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l’étude du grec et du latin à la fin du cours d’études et y employer le moins de temps possible, une année au plus. L’étude des langues pouvait servir au moyen âge, quand il n’y avait ni sciences, ni arts, et que tout ce qui en avait existé autrefois était recelé dans des ouvrages anciens qu’on n’entendait pas. Il fallait bien avoir la clé de ces vieux sanctuaires fermés pendant tant de siècles. Mais depuis qu’on en a tiré ce qu’ils contenaient, depuis que les arts et les sciences ont fait des progrès immenses, il serait bien singulier qu’une école publique, ouverte à tous les sujets d’un empire, donnât la première place à une étude qui ne conviendrait qu’à la moindre partie d’entre eux. La science des mots, c’est-à-dire l’étude des langues, a fait son temps. Il faut la remplacer par la science des choses, la science des quantités, des forces et des lois, enfin des objets existans dans la nature.

La question est discutée à fond par Diderot. Tout le plaidoyer moderne est là, disséminé dans quelques pages écrites avec feu. Comme il arrive toujours en pareil cas, la thèse des adversaires est réduite à quelques banalités insignifiantes : « Voici, dit l’auteur, les raisons de ceux qui s’obstinent à placer l’étude du grec et du latin à la tête de l’éducation. Ils prétendent qu’il faut appliquer à la science des mots l’âge où l’on a beaucoup de mémoire et peu de jugement ; que l’étude des langues étend encore la mémoire en l’exerçant ; enfin que les enfans ne sont guère capables d’une autre occupation. » Diderot triomphe de ces objections, qu’il semble avoir préparées exprès pour en avoir raison à peu de frais. On peut, dit-il, exercer et étendre la mémoire des enfans plus utilement et aussi facilement avec d’autres connaissances que des mots grecs et latins ; il faut autant de mémoire pour apprendre la chronologie, la géographie et l’histoire que le dictionnaire et la syntaxe ; il est faux d’ailleurs qu’on ne puisse tirer parti que de la mémoire des enfans ; ils retiennent tout avec la même facilité, et de plus ils ont assez de raison déjà pour comprendre les élémens de l’arithmétique et de la géométrie. Encore, si on leur apprenait ces langues anciennes, comme on apprend la langue maternelle, par l’usage, cela pourrait avoir quelque avantage ; mais c’est par principes raisonnes qu’on les enseigne, c’est par l’application continuelle d’une métaphysique subtile, la grammaire, supérieure non-seulement à la capacité de l’enfance, mais à celle de la plupart des hommes faits. Donc, une étude généralement stérile pour la majorité des esprits, inutile sauf à un très petit nombre de professions et de conditions sociales ; une étude qui excède l’enfant de fatigue et d’ennui, qui occupe cinq ou six années de sa vie, au bout desquelles il n’en entend pas seulement les mots techniques ; une étude qu’on oublie aussitôt qu’on est sorti de l’école, qu’on est