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assister ? Pour les amener à l’incroyable état nerveux où nous les surprenons, à cette crise décisive, il a fallu bien des circonstances extraordinairement irritantes et douloureuses, et c’est ce qu’on ne nous dit pas, et voulussions-nous les regarder comme des incarnations de Goethe, nous n’en serions guère plus avancés, car Goethe, en son particulier, était un homme, un homme d’énergie et de résolution, capable, entendons-nous, de tenir tête à toutes les situations, d’affronter tous les assauts de la destinée, un homme de solide et vaillante constitution, ayant bon œil, bon pied, bon appétit et le reste. Et si Werther comme Tasse ne nous montrent que des natures mal équilibrées, c’est que ces personnages, tout en étant faits à la ressemblance de Goethe, ne nous livrent de lui qu’un seul côté ; Werther et Tasse n’ont de Goethe qu’une moitié, celle que la lune éclaire d’un pâle rayon ; quant à l’autre, la moitié saine et agissante, ne la cherchez point en eux, Faust la leur a prise. Tasse, Werther, Egmont ne sont que simples silhouettes, Faust seul est l’image vraie, il a sur toutes les créations du maître je ne sais quel indéniable droit d’aînesse. Goethe, à force de le sentir là toujours présent, finira par avoir peur de lui. Des années entières s’écouleront pendant lesquelles le nécromant tiendra sa progéniture à l’écart ; puis il y reviendra, mais non sans trouble et combattu, tiraillé en même temps par ses tendresses de père et par le saint effroi du surnaturel, devant ce rejeton étrange qui, sans cesse grandissant, serait déjà de taille à faire la leçon aux universités réunies d’Athènes, de Padoue et de Strasbourg :

Le bon sens du maraud quelquefois m’épouvante.


C’est une chose en effet très curieuse que cette espèce de déférence dont use Goethe à l’égard de Faust. Quelque difficulté qu’il eût à se détacher de ses autres créations, encore finissait-il après des hésitations, des retouches sans nombre par les émanciper tôt ou tard ; vis-à-vis de Faust, rien de pareil. Impossible à lui de s’en séparer ; il s’effraie et recule à la seule idée de lui signer son exeat : toujours nouveaux délais, nouveaux prétextes ; un moment, à l’époque du voyage en Italie et d’une première publication d’œuvres complètes, on dirait qu’il va se faire violence ; il rajuste son manuscrit, met tout en ordre et presque aussitôt se ravise. D’année en année, sa crainte augmente. L’édition de 1790, toute fragmentaire, devait pourtant marquer, ne fût-ce qu’à titre de ballon d’essai. Vainement Schiller, à cette occasion, redouble d’instances, vainement il joint la remontrance aux prières ; Goethe, après s’être laissé toucher, reprend ses doutes ; l’édition de 1808, qui fut pour le public du temps une