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ménageait les susceptibilités des nègres sans le concours desquels les plantations restaient en friche. Les deux races étaient condamnées à vivre côte à côte, utiles et nécessaires l’une à l’autre. L’expérience le prouvait ; lors de la conclusion de la guerre, beaucoup d’esclaves avaient quitté le sud, où ils ne se croyaient pas en sûreté ; ils étaient allés chercher du travail dans les états du nord et de l’ouest ; mais d’une part ils résistaient mal à ce climat froid, et de l’autre la sympathie toute platonique et humanitaire de la Nouvelle-Angleterre n’excluait pas une répugnance marquée pour le contact avec ces nouveaux affranchis. Ils étaient peu à peu revenus dans le sud ; les planteurs leur offraient un genre de travail qui leur était familier, l’occupation militaire les rassurait, et le parti républicain, tout-puissant, affectait de les prendre sous sa protection, sollicitait leurs suffrages et se flattait de les rattacher définitivement à lui par les liens à la fois de la reconnaissance, de l’intérêt et de la peur.

Quant au parti démocrate, vaincu et terrassé dans les anciens états à esclaves, il se taisait, maintenant ses cadres et son organisation, mais attendant que les fautes de ses adversaires et un retour de l’opinion publique dans les états du nord et de l’ouest lui permissent de relever la tête. Il ne pouvait donner le signal, mais il se mettait en mesure de profiter des événemens et cherchait à gagner le concours politique des noirs. Il fallait pour en arriver là dissiper bien des préventions, combattre des terreurs réelles ou simulées. lutter contre les excitations de la presse républicaine, habile à tirer parti des moindres incidens pour réveiller l’antagonisme. La campagne fut longue et difficile, mais le parti démocrate, habilement dirigé par des hommes de talent, Bayard, Randolph, Lamar, Hill, réussit peu à peu à reconquérir dans le sud le terrain politique qu’il avait perdu par la guerre. Le retrait des troupes fédérales, en laissant face à face les nègres et les blancs, fut pour ces derniers une occasion de proclamer hautement leur volonté de maintenir la paix, de répudier à nouveau les intentions qu’on leur attribuait et de déclarer que le sud, en réclamant ses droits, n’entendait nullement remettre en question la liberté des affranchis.

À ces déclarations officielles vint en aide une propagande active et personnelle. Les planteurs s’efforçaient de démontrer aux nègres qu’ils avaient tout intérêt à faire cause commune avec eux, que la prospérité du sud leur importait à tous, que la ruine des uns entraînait celle des autres et que le parti républicain, en fomentant la division, n’avait d’autre but que de les condamner à la misère et de les réduire à l’impuissance. Si la vie matérielle devenait chaque jour plus rude, on le devait, disaient-ils, aux théories protectionnistes qui rendaient le sud tributaire des manufactures du nord.