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m’a été bien profitable de connaître. » Il s’appelait Baruch, ou, de son nom traduit en latin, Benedictus Spinoza. Amsterdam, en 1632, l’avait vu naître. Sa famille, ses origines étaient juives et portugaises. Chassée de Portugal par les inhumains traitemens dont on poursuivait alors les juifs, toute une population d’expatriés avait un jour abordé la côte hollandaise, et cette colonie, se constituant, se multipliant au sein de la vie nationale des Provinces-Unies, y devint à la longue une sorte d’état dans l’état. Parcourez l’œuvre de Rembrandt, étudiez ses peintures et ses estampes, là se rassemble, grouille et trafique ce monde singulièrement rébarbatif et pittoresque. Vous les voyez dans leurs costumes caractéristiques représenter des personnages de l’Ancien-Testament : les hommes en bonnets de fourrure, en lourds caftans, les femmes empaquetées, enturbannées de riches étoffes, de tissus massifs et chatoyans, affublées d’ornemens bizarres. Ces patriarches, ces prophètes, ces apôtres, sont des juifs de la colonie portugaise, tous, plus ou moins, rabbins et membres de cette synagogue, d’où l’irrégulier Spinoza, pour ses principes hétérodoxes, s’est fait bannir.

Il s’était mis à l’école chez un médecin qui lui enseigna le latin et le grec, et dont la fille, pendant ce temps, le charmait et l’ensorcelait ; dire qu’il y aura toujours des jeunes cœurs pour s’exposer au danger de ces leçons et de ces lectures en commun ! Encore la légende d’Héloïse et Abeilard, seulement la séduction ni le crime n’intervinrent cette fois. On s’aima, on se le dit, on se quitta ; des regards, des vœux échangés, puis des larmes : une simple élégie, mais douloureuse, et dont le souvenir fut cause que Spinoza ne songea plus jamais au mariage. Il était malheureux autant qu’on peut l’être, toutes les haines de la corporation s’acharnaient contre lui ; une tentative de meurtre eut même lieu à Amsterdam, il y échappa ; néanmoins ne pas mourir sous le couteau d’un assassin ne suffisait point : il fallait manger, avoir un gîte. Descartes, son maître, lui conseilla de prendre un métier pour vaquer librement à ses études ; il tailla des verres de lunettes, comme plus tard Rousseau copia de la musique. Cependant, à force de se remuer, la juiverie d’Amsterdam obtenait son bannissement. Il vécut alors à Leyde, à La Haye, très retiré, passant des semaines entières à la maison ; un de ses amis, — il en comptait beaucoup et des plus dévoués, — lui voulut prêter une forte somme, Spinoza s’y refusa, « Vous avez un frère, lui dit-il, à qui cet argent doit aller de préférence. » Un autre offrit une pension de 500 écus, il se contenta d’en accepter 300 ; juste le nécessaire pour subsister, ayant fait abandon à sa sœur de ses droits sur l’héritage paternel. Heidelberg le voulait avoir pour professeur de philosophie, on l’assurait