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À ce drame de la vie humaine et du symbole, il fallait un paysage ; Goethe, pour le découvrir, n’eut pas besoin de faire beaucoup voyager son imagination : promener ses regards alentour suffisait ; il n’avait qu’à consulter ses souvenirs et se fier à ses plus proches impressions. Le pays de Faust et de Marguerite, n’était-ce pas l’atmosphère même qu’il respirait ? A cet égard, le décor ne devait subir par la suite aucune modification, et le pittoresque reste aujourd’hui ce qu’il fut dès 1772. Francfort avec ses remparts, ses rues et ses ruelles tortueuses, ses coins et recoins que les métiers remplissaient de leurs bruits et de leurs odeurs, fournissait le local. Au temps de Goethe, la vieille cité impériale subsistait encore dans tout l’enchevêtrement, le fouillis, l’original et le patriarcal de sa perspective ; où s’étendent aujourd’hui des maisons superbes, où se pavanent ces magasins de luxe, ces hôtels privés et ces caravansérails de pacotille, se dressaient alors vers le ciel des habitations bizarrement alignées, des ruches construites en planches que trois ou quatre générations animaient à la fois : l’aïeul, ses fils et ses petits-enfans, travaillant, grouillant côte à côte et se tenant chaud ; d’étroites demeures formulant de monde, et des églises ; en haut, par-dessus les toits et les cheminées, la clarté, la chaleur du soleil ; en bas, l’ombre et l’humidité en plein midi. Aussi, comme elles s’élançaient en flèches, ces maisons, comme elles pointaient par milliers ! L’espace lui manquant près du sol, cette architecture du moyen âge, enfermée, comprimée dans un corset de murailles crénelées, imitait les arbres des forêts grimpant toujours sous peine d’étouffer : excelsior ! on ne respirait, on ne vivait qu’à ce prix. Personne mieux que Delacroix n’a rendu cet élancement d’une ville entière, attribué par les mystiques à des aspirations célestes, et qui n’était qu’un mouvement de conservation physique ; on montait pour ne pas suffoquer. Chaque estampe de son illustration de Faust nous offre sur ce point un modèle de caractéristique ; tout y est poussé à l’aigu, au suraigu, jusqu’aux figures, dont il semble que les conditions du milieu ambiant aient réglé la conformation quelque peu entortillée et grimaçante.

On reproche à cette Marguerite d’être laide ; c’est possible qu’elle ne réponde point à l’idéal de la renaissance italienne, mais quelle intensité de vie ! Ces airs de visage, ce costume, ces gestes ; interrogez Albert Dürer, bien plus compétent ici que Raphaël et Léonard, il vous dira que c’est le pittoresque local pris sur le fait, et Goethe aussi vous le dira[1]. Sous cette chevauchée fantastique de

  1. Peut-être ne nous saura-t-on point mauvais gré de citer à ce propos quelques lignes d’un de ces nombreux volumes qui se publient journellement en Allemagne et que nous avons dû naturellement consulter pour mettre cette étude au courant de la science, car il y a, c’est incontestable, toute une science qu’il n’est désormais point permis d’ignorer en parlant de Goethe. On lit dans les Souvenirs de Frédéric Förster qu’un soir qu’il visitait, à Weimar, le vieux poète, il le trouva feuilletant les illustrations lithographiques d’Eugène Delacroix : — « Voulez-vous maintenant, lui dit Goethe, après un moment de causerie sur le sujet, que nous comparions l’interprétation d’un Français avec celle d’un Allemand et, qui plus est, d’un Allemand de vieille roche ? » Là-dessus, il se fit apporter le recueil des dessins de Cornélius ; nous plaçâmes en regard les unes des autres les diverses scènes représentées par les deux artistes, et Goethe les ayant bien et dûment examinées : — Je n’ai point ici de jugement à porter, reprit-il, car peut-être ne pourrais-je me défendre d’un mouvement de partialité pour l’homme éminent et correct qui m’a dédié son œuvre. Une simple remarque cependant ; ne semble-t-il pas que, dans quelques-unes de ces estampes, le Français se déguise en Allemand, tandis qu’à son tour l’Allemand affecte le style et les manières d’un Français ? Voyons la première page où tous les deux ont pris à tache d’illustrer la scène dans laquelle Faust offre son bras à Marguerite sortant de l’église Le Faust de Cornélius me représente beaucoup moins un Allemand, docteur en philosophie, qu’un Parisien du boulevard, tandis qu’au contraire je jurerais avoir rencontré le Faust de l’artiste français devant le Munster de Strasbourg, au temps où Strasbourg appartenait à l’Allemagne. » Voilà de la critique judicieuse et qui rachèterait bien des péchés de goût que le Goethe des derniers jours, un peu rabâcheur, un peu philister, se mettait sur la conscience comme quand il bénissait la prose de M. de Salvandy dans Alonzo, ou qu’il proclamait chef-d’œuvre le poème de Bouilly servant de texte aux Deux Journées.