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revenait deux jours après à l’atelier, et les deux camarades partaient de nouveau pour quelque cabaret des environs de Paris. A Londres, Charlet n’égayait plus Géricault. Le succès d’argent et de curiosité de l’exhibition de la Méduse, qui lui rapporta près de 20,000 francs, les œuvres des peintres de l’école anglaise, qu’il appréciait fort, les exercices de sport qu’il aimait tant, ne réussissaient pas davantage à le distraire. Aussi bien, Londres, où est né le spleen, ne saurait guérir du découragement ; or Géricault souffrait toujours de l’injustice de Paris et de peines plus intimes. Charlet raconte même que Géricault aurait tenté plusieurs fois de se suicider, et qu’il l’aurait fait renoncer à ces projets par une plaisanterie assez vulgaire : « Malheureux ! lui aurait-il dit une nuit qu’il l’avait surpris étendu sans connaissance près d’un réchaud allumé, malheureux ! que pourras-tu répondre à Dieu quand il t’interrogera ? .. Tu n’as seulement pas dîné ! » M. Charles Clément nie complètement cette tentative de suicide, qui semble pourtant bien dans la logique de la vie de Géricault.

En 1821, le jeune maître revint à Paris avec l’idée de deux grands tableaux : la Traite des nègres et l’Ouverture des portes de l’Inquisition. Il fit quelques études, mais déjà la sève créatrice était épuisée en lui. Malade d’esprit et malade de corps (il souffrait d’une sciatique qu’il avait prise à Londres), il n’avait plus ni le goût, ni le courage, ni la force d’un grand travail suivi. Des lithographies qu’il exécutait rapidement dans un jour de santé et de bonne humeur, des tableaux de chevalet qui ne nécessitaient pas non plus beaucoup de temps, étaient tout ce qu’il pouvait faire. Parmi ces tableaux de la dernière période, il faut citer la Forge de village, le Four à plâtre, vrai et original comme un Michel, une tête de chien très largement peinte, et le Derby d’Epsom, d’un dessin un peu sec, mais d’une élégance incomparable et d’un mouvement superbe ; — un Alfred de Dreux avec une plus vive expression de vie et une plus grande solidité de touche. Comme si, pressentant sa fin prochaine, il eût voulu toucher à tout, Géricault fit des essais de modelage. Il avait l’intention d’exécuter ces maquettes en grand, et il n’est pas douteux qu’il n’eût réussi dans la sculpture de même que dans la peinture ; nombre de ses dessins, entre autres la Course des chevaux libres et certains groupes de l’Horatius Coclès, ont un caractère statuaire bien déterminé. Sollicité par on ne sait quel attrait de nouveauté, il se lança aussi dans des spéculations financières et industrielles. Il joua à la Bourse et prit des intérêts dans une fabrique de pierres artificielles.

C’est en allant visiter la fabrique que Géricault fit cette funeste chute de cheval qui causa sa mort. Un abcès se forma dans les reins ;