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de tout jeunes peintres ont pour leurs toiles des offres si élevées que dans un sentiment d’économie bien entendue ils refusent de les vendre au Luxembourg, on se demande pourquoi le Radeau de la Méduse est resté sans acheteur, pourquoi Géricault est mort presque inconnu, et on se prend à penser que, comme des hommes, il y a des temps qui sont ingrats.

Et pourtant, malgré les belles théories sur la lumière diffuse du plein air et la suppression du clair-obscur conventionnel de l’atelier, nous doutons que la nouvelle école réaliste produise des hommes qui vaillent ceux qu’a produits la forte et sévère école de David : Prudhon, Gros, Ingres, Géricault, Delacroix, Gérard même sans parler des peintres plus modernes qu’a faits sa tradition. C’est en vain que les néo-réalistes voudraient revendiquer Géricault comme un précurseur. Leurs précurseurs, ce sont les impressionnistes et les intransigeans dont ils affectent de se moquer, mais auxquels ils prennent leur système qu’ils appliquent avec plus de science et de talent. Géricault fut un maître souverainement original ; mais il ne prétendit jamais à faire une révolution dans l’art, le peintre qui disait après le Chasseur chargeant : « Le plus beau cheval que j’aie vu est un cheval de Raphaël, » et qui disait après la Méduse : « Guérin est toujours le maître ; c’est moi qui suis l’élève. » S’il réagit contre l’école de David en peignant en pleine pâte et en animant ses figures par le mouvement et l’expression, ce ne fut pas dans la pensée de combattre cette école. Géricault était un grand peintre qui, comme tous les grands peintres, peignait avec son sentiment personnel, mais sans idée préconçue. Au reste, il ne faisait que suivre la tradition des maîtres. Avant Géricault, combien de peintres, depuis Michel-Ange et Rubens jusqu’à Chardin, avaient su accuser le mouvement, l’expression et le relief ? On prétend que Géricault fut un révolutionnaire en art parce qu’il peignit une scène contemporaine avec des figures de grandeur naturelle. À ce compte, Rembrandt, qui peignit la Ronde de nuit et la Leçon d’anatomie, Adrien Van der Helst, qui peignit le Repas des gardes civiques, Franz Hals, qui peignit les grands tableaux de Harlem, Murillo, qui peignit le Pouilleux, Gros, qui peignit les Pestiférés, furent aussi des révolutionnaires. Et d’ailleurs cette scène moderne, le Radeau de la Méduse, le génie objectif de Géricault en fit une scène épique. Parce qu’on fait vibrer la vie sur la toile, parce qu’on porte à leur dernière puissance l’expression et le mouvement, parce qu’on rend le relief dans son effet et dans sa saisissante impression, on n’est pas pour cela un réaliste. Non, il n’est pas un réaliste celui qui, au lieu d’imiter servilement la nature, l’exprime avec liberté et la transfigure.


HENRY HOUSSAYE.