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malgré les lois les plus formelles, est-il impossible d’obtenir en France une seule condamnation pour duel ? Légalement, le duel est un meurtre avec préméditation, conséquemment un « assassinat ; » mais le bon sens des jurés comprend l’absurdité d’une telle classification et, pour éluder la loi, prononce des verdicts négatifs. C’est qu’il voit clairement que le motif du duel, c’est-à-dire l’honneur, n’est pas un motif antisocial, et qu’un homme qui risque loyalement sa vie à armes égales, quoique blâmable au point de vue de la morale rationnelle, est cependant loin d’être un ennemi de la société. Pour l’infanticide, même prémédité, sur deux cent-six accusations, on ne relève que cent vingt-sept condamnations, et pas une seule condamnation à mort. C’est que, là encore, les jurés ne sauraient assimiler à l’assassinat un meurtre dont un sentiment de pudeur ou d’honneur est souvent le mobile, et qui est souvent aussi une sorte de protestation indirecte contre des lois sans protection pour la femme trompée et délaissée[1]. Dans l’année prise pour exemple par M. de Holtzendorf, cinq maris accusés d’assassinat sur les amans de leurs femmes sont absous ; sur cinq maris accusés d’homicide simple un seul est condamné. On sait à quels excès et à quels abus le parti-pris des jurés les entraîne en cette circonstance : c’est qu’ils ne voient pas dans ce genre de meurtre une menace pour la société et qu’ils s’imaginent au contraire affermir l’ordre social par la sévérité à l’égard de l’adultère. Il est vrai qu’ils se montrent parfois aussi indulgens pour l’adultère du mari que sévères pour celui de la femme ; mais il faut accuser ici, d’abord un certain égoïsme et l’esprit de corps des maris, puis les préjugés ou les lois mêmes qui consacrent en ce cas l’inégalité des deux sexes et l’asservissement de l’un à l’autre. Pourtant, la réaction commence à se produire. Onze cas d’assassinats de maris par leurs femmes donnent, dans la même année, six absolutions et pas une seule condamnation à mort. Deux jeunes filles sont accusées d’avoir assassiné leurs amans avec préméditation, toutes deux sont acquittées. Si nous voulions suivre jusqu’au bout la

  1. Ce sont là, à notre avis, les vraies circonstances atténuantes de l’infanticide. Nous ne saurions d’ailleurs admettre sur ce point l’excuse barbare de certains juristes, adoptée par Kant. « L’enfant né hors du mariage, dit Kant, est né hors de la loi (car la loi, c’est le mariage) et par conséquent aussi hors de la protection de la loi. Il s’est pour ainsi dire glissé dans la république (comme une marchandise prohibée), de telle sorte que celle-ci peut ignorer son existence (puisque légitimement il n’aurait pas du exister de cette manière) et par conséquent aussi sa destruction » (Doctrine du droit, p. 206). Cette nouvelle forme de péché originel, transportée dans la loi par Kant lui même, est un échantillon des sophismes souvent odieux dont les commentaires de nos codes sont encore remplis, et que nos lois mêmes consacrent souvent. Il est incroyable qu’un philosophe ait pu s’approprier cette casuistique de juristes.