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avec la morale : « Les relations qui existent entre les hommes ont pour mobile l’intérêt personnel, le plus actif, sinon le plus puissant de tous ceux qui exercent leur influence sur le cœur humain. Or, ce mobile, il appartient à la morale de l’apprécier en lui-même ; il appartient à l’économie politique de le montrer en action et dans ses conséquences. » Cette définition, bien qu’excellente, laisse cependant quelque chose à désirer. On voit bien comment l’économie politique se rattache à la morale, mais on ne voit pas de même si les deux sciences sont d’accord. En effet, de ce que la morale apprécie le mobile qui fait agir les hommes, et de ce que l’économie politique le montre en action, il ne s’ensuit pas qu’il y ait accord et que la morale sanctionne ce que l’économie politique indique ; c’est là pourtant ce qu’il eût été intéressant de savoir. Il répugne à beaucoup de gens d’admettre que ce qui est utile doive être en même temps moral ; on est plus généralement disposé à croire le contraire. Le duc de Broglie aurait donc bien fait de montrer, par des argumens comme il aurait su en trouver, avec le grand sens philosophique qu’il possédait, que les deux sciences au fond marchent ensemble ; du moment que l’utile est envisagé à un point de vue général et embrasse l’humanité, il doit être nécessairement moral et reposer sur les lois éternelles qui président à la conservation des sociétés ; autrement il ne serait plus l’utile. « Les hommes, a dit Pascal, n’aiment naturellement que ce qui leur est utile, » et, si cette utilité ne devait pas s’accorder avec la morale, ce serait la condamnation des lois mêmes de la civilisation. Atque ipsa utilitas justi prope mater est et œqui, avait déjà déclaré autrefois Horace, et Bentham lui-même, le grand docteur du principe de l’utilité, ne l’admet que d’accord avec la morale. Du reste, c’est bien ainsi qu’a dû l’entendre le duc de Broglie ; seulement il aurait pu l’accentuer davantage.

Il a été plus explicite en ce qui concerne les rapports avec la politique, et c’est un point d’autant plus important qu’il est fort négligé dans les livres ; on y fait trop souvent de la science pour la science sans se préoccuper de l’application. Le duc de Broglie a envisagé les choses autrement. Il a montré d’abord qu’il n’y avait pas d’économie politique sans société : l’une sert de base à l’autre. Supprimez la société, et il n’y a plus d’économie politique ; cela n’est pas contestable. Il importe donc de savoir à quelles conditions la société peut vivre et prospérer ; ces conditions, c’est la politique qui les enseigne, c’est-à-dire une autre science qui apprend à gouverner les hommes en tenant compte de leur caractère, de leurs passions et même de leurs préjugés, et qui par conséquent n’a rien d’absolu. Cette science, fort difficile du reste, bien que chacun ait la prétention de la connaître et l’arrange à sa manière