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suspendue sous les yeux du lecteur. Chaque tableau d’ailleurs est complet en lui-même, isolé des autres, comme dans une galerie, par sa bordure, par son cadre, par un large pan de mur vide. Seulement, dans chacun de ces tableaux, ce sont les mêmes personnages qui reparaissent et la même action qui continue de se dérouler. D’autres romanciers déjà, MM. de Goncourt, par exemple, ont procédé de la sorte : sur des fonds et des milieux changeans, les mêmes personnages engagés dans la même action. Mais voici la grande supériorité de M. Daudet : quand les fonds et les milieux changent, il sait que les personnages changent aussi, je veux dire que, si vous les transportez d’un milieu dans un autre, leur physionomie, qui reste la même dans ses traits généraux, prend cependant une valeur nouvelle et se révèle par un aspect nouveau. De là, dans le roman de M. Daudet, l’abondance et l’ampleur des descriptions. Quand un peinire veut faire un portrait, est-ce que vous croyez qu’il abandonne au hasard du pinceau le choix du fond et des moindres accessoires, ou qu’il le subordonne au caractère de son modèle ? Ainsi M. Daudet. Les personnages et les caractères qu’il met en jeu ne se trahiront, comme le roi d’illyrie, ne se révéleront, comme la reine Frédérique, ne donneront toute leur mesure, comme Élysée Méraut, que si vous les placez successivement au milieu d’un certain entourage et dans de certaines circonstances définies par le libre choix de l’artiste. Ne vous y trompez pas, en effet : ces descriptions fatiguent souvent, paifois même elles irritent ; ce n’est du moins ni la description pseudo-classique de l’abbé Delille, ni la description romantique de Théophile Gautier, ni la description soi-disant photographique de l’école naturaliste. La description de M. Daudet, presque toujours, a sa raison d’être, et cette raison n’est autre que de vous faire pénétrer plus avant dans la familiarité des personnages. S’il commence un chapitre par une description de la rue Monsieur-le-Prince, que nous n’attendiez pas du tout, laissez-vous conduire, il s’agit de vous faire connaître son Élysée Méraut, et de vous faire comprendre par quelle réaction du milieu qui l’environne cet homme à la parole éloquente, aux convictions enflammées, au caractère âpre et loyal, est demeuré jusqu’à la quarantaine le bohème qu’il est et qu’il demeurera jusqu’à la mort. En effet, il s’établit comme un perpétuel courant d’impressions entre le monde extérieur qui agit, l’homme physique qui est agi et l’homme moral qui réagit. Faites-y bien attention, c’est ici que dans cet art, jusqu’à présent tout matérialiste encore, la psychologie commence à se glisser, une psychologie subtile, raffinée, je dirais volontiers maladive, mais une psychologie. Du dehors vers le dedans elle va pénétrer jusque dans le secret des personnages : « Et doucement elle fermait les yeux pour qu’on ne vît pas ses larmes. Mais toutes celles qu’elle avait versées depuis des années avaient laissé leur trace sur la soie délicate et froissée de ses