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quand la reine pénètre chez le roi et que le valet de chambre donne l’alarme, gâter tout par ces mots : « Furieuse, la Dalmate frappa droit devant elle, avec sa paume solide d’écuyère dans ce mufle de bête méchante ? » Et comment M. Daudet n’a-t-il pas senti que de la brutalité des expressions ainsi rassemblées en deux lignes, il rejaillissait quelque chose sur la reine ? Il y a des formes de la colère qui dégradent : ici M. Daudet a voulu faire trop fort, il a fait faux. Je ne vois guère qu’Elysée Méraut et le petit comte de Zara, l’enfant roi et son précepteur, à qui le lecteur puisse vraiment s’intéresser. — Avez-vous remarqué, pour le dire au passagen que M. Daudet est chez nous presque le seul romancier qui sache mettre les enfans en scène et les faire parler ? — Eh bien, de tous ces personnages, les uns presque ridicules et les autres franchement odieux, il n’en est pas un à qui M. Daudet ne prenne quelque part intérêt. Il a des paroles d’admiration, même pour Tom Lévis, ce diable d’homme, il a des mots de sympathie même pour Sephora Leemans, la cruelle fille. Rare et précieuse faculté ! car c’est à ce prix seulement que vivent d’une vie réelle les créations de d’artiste. Tantôt M. Daudet intervient lui-même au récit par une exclamation qu’il jette en terminant, comme si tout à coup l’âme du personnage vibrait et palpitait en lui. « Petite âme aimante, dira-t-il de l’enfant-roi, — qui pleurait derrière les feuillets d’un gros album, silencieusement désespéré que son père fût parti sans l’embrasser, — petite âme aimante à qui ce père jeune, spirituel, souriant, faisait l’effet d’un grand frère à frasques et à fredaines, un grand frère séduisant, mais qui désolait leur mère ! » Tantôt la parenthèse ou l’exclamation viennent continuer la pensée du personnage en scène, à qui M. Daudet communique ainsi la subtilité de ses propres sensations : « Cela reposait ses traits, fonçait ses yeux, du même bleu que cette cocarde gaminant parmi ses boucles au-dessous d’une aigrette en diamans… Chut ! une cocarde de volontaire illyrien, un modèle adopté pour l’expédition et dessiné par la princesse… Ah ! depuis trois mois elle n’était pas restée inactive, la chère petite ! Copier des proclamations, les porter en cachette au couvent, dessiner des costumes… » Et tant d’autres traits, ici et là, tant de touches délicates et fines qui sont la marque de la personnalité de l’écrivain et qui viennent spiritualiser ce qu’il y aurait sans elles non pas de grossier sans doute, mais de matériel encore dans les moyens, et non pas de repoussant, à vrai dire, mais à tout le moins de peu séduisant dans le sujet.

Aussi, dans les grandes scènes, quand, aux masses qu’il met en action comme personne cette sensibilité sympathique vient donner l’animation de la vie, M. Daudet obtient-il des effets vraiment extraordinaires et qui n’appartiennent qu’à lui. Je voudrais pouvoir citer : il faut au moins signaler à l’attention toute particulière du lecteur cinq ou six