Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/463

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

préjudiciable à la langue que de vouloir réaliser la métaphore. Car l’exemple de M. Daudet nous prouve qu’il faut non-seulement mettre la langue à la torture et violer toutes les règles qui la maintiennent dans sa pureté, mais encore y verser le contenu de tous les jargons et de tous les argots, les locutions deux fois vicieuses qui courent les ateliers et les usines, les cafés et les cercles, les halles et le ruisseau ; mais surtout la corrompre jusque dans ses sources en la contraignant de rendre ce qu’elle ne peut pas rendre et d’exprimer ce qu’il n’est ni dans sa nature, ni dans son institution d’exprimer. Car ce n’est pas, sachons-le bien et ne nous lassons pas de le répéter, ce n’est pas une convention faite entre pédans qui de tout temps a déterminé la distinction des genres et délimité le domaine propre de chaque art. Vouloir peindre avec les mots, vouloir épuiser par les ressources finies du langage l’infinie diversité des aspects des choses, c’est un peu, comme si l’on voulait en peinture, à force d’empâtemens, donner aux objets qu’on représente leur épaisseur réelle, c’est comme si l’on voulait en sculpture donner au marbre la couleur vraie de la chair et sous la transparence de l’épiderme faire courir visiblement du sang dans le réseau des veines. Les moyens d’expression propres et spéciaux à chaque forme de l’art sont déterminés par une convention générale en dehors de laquelle il n’existe plus d’art. Si vous n’admettez pas que la peinture suppléera systématiquement par les moyens qui lui appartiennent à la représentation du corps solide sous ses trois dimensions, il n’y a plus de peinture. Il n’y a plus de littérature si ce sont les choses elles-mêmes et non plus les idées des choses que la langue prétend évoquer. Mais vous direz peut-être : Pourquoi donc les mots ne communiqueraient-ils pas, ou du moins n’éveilleraient-ils pas directement la sensation des choses ? Pour deux raisons : d’abord parce que les mots sont composés de lettres et que ces lettres forment des sons et que ces sons frappent l’oreille et qu’il n’y a pas de commune mesure entre les sensations de l’oreille et celles de l’œil. Je sais bien que des aveugles facétieux ont découvert des analogies imperceptibles au commun des hommes entre le rouge écarlate par exemple, et le son


De la diane au matin fredonnant sa fanfare ;


je n’hésite pas un seul instant à croire qu’ils se moquaient du monde. Allons plus loin. Il se peut, puisque des physiciens l’assurent, que les sons et les couleurs en eux-mêmes ne soient que les vibrations d’une même matière subtile et que la différence que nous percevons entre eux soit toute en nous, c’est-à-dire dans la constitution de nos organes. Et ainsi, ce ne serait pas seulement vouloir réformer l’art, ce serait prétendre à refondre l’homme que de chercher à établir entre les sons et les couleurs cette commune mesure. En second lieu, quand la