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gondolier, le chant du Saule, ces admirables mélodrames partout semés, voilà le Noli me tangere, le saint effroi ! Mais à défaut du Maure et de Desdemona, que de figures dont serait digne de s’emparer ce fier pinceau qui nous a su représenter le Philippe II de Don Carlos ! Que d’héroïnes et de héros qui ne demanderaient qu’à revivre : Jessica, Shylock, Imogène surtout, l’adorable Imogène de Cymbeline ! On connaît le mot d’Eugène Delacroix à cet improvisateur d’illustrations : « Vous voulez faire de la peinture ? Mais alors il vous faudra beaucoup travailler ! » Verdi, grâce à Dieu, n’en est point là ; il est né peintre, peintre d’histoire, et, de plus, a beaucoup travaillé, réfléchi, expérimenté. Il est mûr pour Shakspeare, qu’il y vienne donc ! Lors de son dernier voyage à Paris, Jules César paraissait le préoccuper ; il nous parla de ses idées sur le sujet qu’il concevait dans sa grandeur, en homme que la politique n’effraie point. Je n’en persiste pas moins à croire que des figures comme Brutus et Cassius ne sont guère ce qui convient à la musique ; tout au plus, l’artiste en pourra-t-il tirer des études pour son propre usage. Il y a là trop d’abstraction, de rhétorique et point assez de femmes. Le rôle de Calpurnie compte à peine, et la raison d’état, fort à sa place dans une tragédie, ne fut jamais un personnage d’Opéra. N’importe, celui-là qui rumine de pareils complots prend au sérieux sa vocation et mérite le respect des honnêtes gens. Verdi peut se tromper, il aime le commerce des grands esprits, il vise haut. Les répertoires de Schiller et de Victor Hugo furent dés le début ses magasins de préférence ; à l’un il emprunta les Brigands, Intrigue et Amour, Jeanne d’Arc, Don Carlos ; à l’autre, Hernani et le Roi s’amuse. C’est pourquoi nous aimerions aujourd’hui qu’il en a fini avec les années d’apprentissage, le voir appliquer à Shakspeare son naturalisme volontairement retrempé dans les eaux du Styx de la science moderne et formant en quelque sorte son idéal dramatique définitif.

Nous aurons donc quant à présent à nous contenter d’Aïda, qui sera donnée au mois de mars dans toute la magnificence décorative que ce noble ouvrage réclame ; pour ce qui regarde les chœurs et l’orchestre, on peut aussi compter sur des efforts dignes de notre première scène ; M. Vaucorbeil sait ce que tout le monde attend de ses aptitudes spéciales et n’y faillira point. Malheureusement, il ne dépend pas de lui de créer des chanteurs et ce sera déjà beaucoup que de réussir à bien grouper ceux qu’il a sous la main. Des deux grands rôles de femme, Gabrielle Krauss jouera l’un, et de ce côté du moins, nous sommes rassurés ; l’autre, cette implacable Amnéris, si tragique au Théâtre-Italien sous les traits de la Waldmann, devra forcément échoir à Mlle Bloch, qui s’en arrangera comme elle pourra ; M. Maurel chantera la partie du baryton ; seul, jusqu’à nouvel ordre le ténor manque. Qui choisira-t-on ? M. Sellier, dont le crédit ne grandit guère, ou ce fameux Polonais toujours à