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bien que les raisons sérieuses qui militaient en faveur du choix de la Suisse comme base d’opération. L’empereur me laissa développer tous les argumens politiques et militaires que je pouvais faire valoir pour appuyer mon raisonnement ; mais finalement il déclara que, tout en reconnaissant la valeur de mes raisons, il ne pourrait jamais consentir à laisser violer la neutralité suisse. Je répliquai à l’empereur Alexandre qu’une mesure de ce genre entrait tout aussi peu dans mes calculs, mais que j’avais les meilleures raisons du monde pour croire qu’à notre apparition sur le territoire de la Confédération nous serions accueillis comme de libérateurs. Sa majesté me répondit que des motifs particuliers et des considérations peut-être toutes personnelles lui défendraient toujours de s’exposer au danger ou même à la possibilité de rencontrer de la résistance chez les cantons. Le tzar finit cependant par dire que, si l’on obtenait des Suisses, sans exercer aucune pression sur eux, la permission de disposer du pont de Bâle, il n’aurait plus d’objection à faire. Cette concession me permit d’entrer plus ayant dans le sujet, et, sans décliner l’offre du tzar, j’exprimai ma conviction que les Suisses ne feraient pas plus de difficultés pour nous laisser passer par leur pays tout entier que pour nous permettre le passage par le pont de Bâle exclusivement ; dans les deux cas, disais-je, les champions de la prétendue neutralisé se plaindraient de la violation du principe qu’ils invoquaient. Je mis fin à la discussion en me prononçant pour le plan du prince de Schwarzenberg ; mais je demandai, comme il était juste, qu’on tînt compte des vœux de, sa majesté l’empereur Alexandre, et qu’on usât de tous les ménagemens possibles à l’égard de la Confédération helvétique.

D’après les résolutions prises à Francfort, le plateau de Langres qui couronne les débouchés des Vosges du côté de la plaine française et les hauteurs des Ardennes avaient été désignés comme la ligne stratégique sur laquelle devait commencer la troisième opération. Le 25 janvier 1814, nous entrâmes à Langres, et les jours suivans furent remplis par des délibérations de la plus haute importance ; elles resteraient à jamais inconnues si je ne les rapportais ici. Comme les souverains et leurs cabinets se trouvaient réunis et qu’on ne rédigeait pas de protocoles, il n’existe aucune trace écrite de ces débats, si considérables par leurs suites. La correspondance de lord Castlereagh avec son cabinet peut en contenir des fragmens, mais elle ne saurait les reproduire dans leur entier, parce que les questions principales ne furent agitées qu’entre l’empereur de Russie et moi.

Bientôt après l’arrivée des souverains à Langres, j’appris par les hommes éclairés et bien pensans qui formaient le cabinet de l’empereur Alexandre, que ce prince était très agité, parce qu’il fallait