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appris dans la journée qu’il était dans un grand état de surexcitation, mais qu’il n’avait parlé à aucun de ses ministres de sa conversation avec moi. Sa majesté me demanda quelle était la manière de voir de l’empereur d’Autriche. « Pour vous la dire en peu de mots, sire, répondis-je, je dois vous répéter mes paroles d’hier. L’empereur est opposé à tout appel à la nation ; un peuple ainsi consulté et délibérant en présence de sept cent mille baïonnettes étrangères serait dans une situation tout à fait fausse. D’autre part, l’empereur ne voit pas trop quel pourrait être l’objet de la délibération : le roi légitime est là. »

Le tzar se contint et me dit : « Je ne persiste pas dans mon projet, du moment qu’il est contraire au vœu de mes alliés. J’ai parlé selon ma conscience ; le temps fera le reste : il nous apprendra aussi qui des deux avait raison. »

En voyant l’empereur dans des dispositions aussi favorables, je donnai un libre cours à mes pensées. J’exposai les dangers qu’il y aurait à poursuivre un plan qui n’aurait laissé d’autre alternative que celle-ci : ou rompre l’alliance au moment où ses efforts allaient être couronnés de succès, ou saper les fondemens de l’ordre social et précipiter l’Europe dans des convulsions bien autrement terribles que celles qui avaient signalé les débuts de la révolution. L’empereur suivit pas à pas mes déveoppemens ; il combattit celles de mes idées qui heurtaient les plus les siennes ; nous finîmes pourtant par nous quitter bons amis.

Je n’aurais pas tant insisté sur cet incident, si des historiens, ignorans ou égarés par l’esprit de parti, n’avaient, dans la grande question de la reconstitution de la France, prêté à l’empereur François et à son cabinet des vues et des projets qui ne reposent sur aucun fondement, et s’ils n’avaient montré l’attitude de l’Autriche et de ses alliés sous un jour complètement faux. L’Autriche ne marchait pas au hasard, elle avait mûrement choisi sa voie ; étrangère à toute convoitise, à toute passion, elle n’avait en vue que le but de l’entreprise commune : elle ne voulait que ramener et assurer la paix au continent européen. Voilà ce que voulait, ce que poursuivait le cabinet autrichien sur le terrain de la politique comme sur le terrain militaire.

La fin de notre séjour à Langres fut consacrée à arrêter définitivement les opérations de l’armée. Il était évident.que dès le principe Napoléon bornerait la défense aux abords de Paris, et que, par suite, la campagne s’ouvrirait le long de l’Aube.

Toutes les nouvelles qui nous arrivaient des départemens de la France situés en arrière des armées alliées, aussi bien que d’autres points du pays, sur les sentimens de la nation, se trouvaient confirmées par les observations que nous étions à même de faire sous ce