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entre les mains d’un homme exaspéré, capable peut-être, si on le poussait à bout, de livrer aux Anglais les pièces compromettantes qu’il possédait. L’impossibilité où se trouvait le roi de faire appel à ses ministres pour apaiser d’Éon augmentait encore ses appréhensions. L’honneur du souverain, la paix du royaume étaient à la merci d’un agent auquel on ne pouvait donner raison sans violer tous les principes de l’autorité et de la hiérarchie, auquel on ne pouvait donner tort sans s’exposer à tous les périls. Vainement le comte de Broglie essayait de calmer l’irritation de son protégé, vainement le roi lui-même subissait l’humiliation de confier au marquis de Guerchy une partie du secret qu’il cachait à ses ministres ; aucune négociation ne réussissait à apaiser la colère des deux parties engagées dans une lutte implacable. Guerchy, outré de la désobéissance de son subordonné, publiquement outragé par lui, ne songeait qu’à mettre la main sur la personne et sur les papiers de d’Éon ; celui-ci, armé jusqu’aux dents, décidé à vendre chèrement sa vie, s’abritait sous la protection que la loi anglaise accorde à la liberté individuelle et soulevait en sa faveur un puissant mouvement d’opinion. Il n’était bruit à Londres que de cette querelle scandaleuse qui couvrait de ridicule la diplomatie française. Pour comble de malheur, le valet de chambre du chevalier d’Éon fut arrêté à Calais, au moment où il portait des dépêches écrites de la main de Drouet, secrétaire du comte de Broglie. Menacé de la découverte de son secret en Angleterre, le roi courait encore le danger d’être démasqué devant ses propres ministres et devant la France entière. Il fallut toute l’industrie du comte et la complicité du lieutenant de police, Sartines, pour tirer Louis XV de ce nouveau péril. On essaya de dérouter les soupçons des ministres qui étaient cependant bien éveillés ; peut-être eux-mêmes ne se soucièrent-ils pas d’approfondir un secret dont la découverte complète les eût fort embarrassés.

Cette tragi-comédie, dont l’avant-dernière scène fut un acte d’accusation pour tentative d’empoisonnement porté par le chevalier d’Éon contre Guerchy devant la justice anglaise, se termina par un marché. Comme on devait s’y attendre, d’Éon voulait se faire payer le plus cher possible ; il avait cru d’abord qu’il serait payé en crédit et qu’on lui sacrifierait son chef ; n’ayant pu réussir dans cette folle entreprise, mais ayant réussi du moins à soulever la populace de Londres contre l’ambassadeur de France et à dégoûter celui-ci d’un plus long séjour dans une ville où on brisait les vitres de son appartement, satisfait de rester maître du champ de bataille, il se prêta sans trop de peine à une transaction lucrative. Moyennant une. pension viagère de 12,000 livres assurée par le roi, le chevalier d’Éon consentit à disparaître provisoirement d’une scène qu’il