Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 36.djvu/67

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faiblesse qui le retenait attaché à une chaîne indigne de lui. Il eut l’amer sentiment qu’engagé dans une voie tortueuse il n’avait pu rendre à son pays aucun de ces services durables que la France était en droit d’attendre de si rares talens, d’une si grande activité d’esprit et de tant de labeurs. À cette tristesse patriotique se joignit pour lui la douleur de ne jamais recevoir que des marques détournées de la confiance de son souverain, de passer sa vie à guetter le ministère sans l’obtenir et de payer par un continuel effacement, ou même par d’humiliantes disgrâces, le dangereux honneur de trop bien connaître les incertitudes de la pensée royale. Ce fut pour lui un malheur d’être arraché par un caprice du maître à cette brillante carrière où sa jeunesse avait déjà conquis quelque gloire. Dans un seul jour de bataille, il eût mieux servi son pays que pendant vingt-deux années de diplomatie clandestine. Tandis que le nom de son frère demeure honoré comme celui d’un vaillant soldat et du seul général qui, dans de tristes jours, nous ait donné la joie d’une victoire française, un nuage plane encore et planera toujours, malgré les efforts de son arrière-neveu, sur la mémoire du comte de Broglie.

La lecture de l’ouvrage de M. le duc de Broglie provoque des considérations d’un autre ordre et d’un intérêt plus général. Le Secret du roi est la peinture saisissante d’une partie des maux qu’a causés à notre pays le pouvoir personnel. Depuis environ deux siècles, après la grande époque d’Henri IV, de Richelieu, de Mazarin, après les glorieux commencemens du règne de Louis XIV, chaque fois que nos relations avec les puissances étrangères ont été dirigées par une volonté unique, il en est résulté pour notre pays de terribles désastres. Excepté pendant une courte éclaircie du règne de Louis XVI, ce n’est pas impunément qu’un seul homme a décidé chez nous de la paix et de la guerre, sans le consentement de la nation. Les plus éclatantes victoires ont abouti, à la longue, aux plus grands revers. La liste des défaites dont le pouvoir personnel, si glorieux qu’il soit, porte seul la responsabilité, serait longue à énumérer, depuis Blenheim et Ramillies, en passant par Rosbach et par Waterloo jusqu’à Sedan. La France n’a réellement connu la sécurité de ses frontières et les bienfaits d’une paix durable avec ses voisins que sous des gouvernemens libres. En nous révélant de nouveaux détails sur les intrigues de cour et les combinaisons frivoles qui décidaient, au dernier siècle, du sort de la nation, M. le duc de Broglie nous fait mieux comprendre les inconvéniens de l’ancien régime et l’excellence de la liberté.


A. MEZIERES.