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énergie ; il est bien rare que ces réclamations du droit contre le privilège, de l’opprimé contre l’oppresseur, ces cris échappés à la conscience nationale aient percé l’enceinte qui gardait le secret des délibérations : les interprètes momentanés des vœux du pays, satisfaits de l’effort tenté, du résultat obtenu ou promis, trop souvent indifférens à leur renommée personnelle, ont laissé se perdre ces témoignages de leur sincérité courageuse. C’est précisément cette partie oubliée, dispersée, la seule virile et sérieuse de l’éloquence des états, que nous voulons, s’il se peut, rassembler et faire revivre.

Représentons-nous tout d’abord, sous leurs traits véritables, ces députés des trois ordres, que le hasard d’une convocation royale réunissait de tous les points du territoire, et qui apportaient, du fond de leurs provinces, les plaintes longtemps étouffées, les ressentimens invétérés, les longs espoirs d’un peuple entier, comme aussi les oppositions d’humeur et d’intérêt, les rivalités de classes, les impatiences et les ambitions cachées sous la concorde apparente de l’ancien régime. Dans quelles conditions de savoir, d’expérience, d’indépendance, leurs commettans les avaient-ils choisis ?

Le suffrage à deux degrés nommait la plupart des députés de la noblesse et du clergé, comme il nomme aujourd’hui les sénateurs de la république ; mais un bon nombre d’élections, dans le tiers-ordre, étaient le produit direct du suffrage universel. C’est ce que les savantes recherches de MM. Hervieu et Boutaric ont démontré. Parmi les villes qui possédaient le droit de vote, et qu’on appelait bonnes villes, villes insignes, beaucoup étaient de vieilles communes jurées, pourvues d’une charte municipale et d’antiques franchises, ayant conservé l’usage de traiter leurs affaires en assemblée publique : convoqués à son de trompe, à voix de héraut, ou par ban et par cri, les bourgeois, renforcés quelquefois des manans, se rassemblaient dans une église, dans un cimetière, sous les vastes portiques d’un cloître ou sur la place de ville, et là se faisaient les élections. De quel côté se portaient, dès lors, les préférences du suffrage populaire ? Qu’on examine les listes des députés du tiers depuis 1302 jusqu’en 1614, on y verra figurer de nombreux officiers royaux ou municipaux, très peu de mandataires du commerce ou du travail manuel ; la grande majorité se compose de légistes, de docteurs et d’avocats. Les électeurs ont cherché, avant tout, le savoir reconnu, le talent de parole constaté par l’expérience du barreau, de la chaire et de l’enseignement ; souvent même la. noblesse préférait à des députés nobles des procureurs choisis parmi les capacités du tiers-ordre. L’instinct des intérêts est invariable comme les intérêts eux-mêmes ; de tout temps le corps électoral a donné sa confiance à ceux qu’il jugeait les plus capables de plaider sa cause et de soutenir ses droits.