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que des ministres isolés et point de cabinet, point de ministère solidaire, les membres du gouvernement n’ont pas toujours sur les affaires et les personnes les mêmes vues ou les mêmes sentimens. Toutes ces divergences d’opinion ou d’intérêt, ces rivalités plus ou moins mal dissimulées peuvent ouvrir dans la bastille bureaucratique quelques minces brèches par où, avec de l’adresse et de l’agilité, peut à certaines heures se glisser la critique.

Les attentats révolutionnaires qui ont suivi la guerre d’émancipation bulgare ont singulièrement empiré la situation de la presse. Si la loi de 1865 n’a pas été abrogée et la censure préventive partout rétablie, la presse a été temporairement dépouillée des Faibles garanties qu’elle avait obtenues. L’ukase du 5 avril 1879 reconnaît aux gouverneurs généraux le droit de « suspendre ou de supprimer tout recueil périodique ou journal dont les tendances sont reconnues nuisibles, » et cela sans aucun avertissement préalable, sans aucun exposé de motifs. C’est là du reste une faculté dont ces dictateurs militaires n’ont pas besoin de faire un fréquent usage[1]. Ministres ou gouverneurs généraux ont des moyens plus discrets et non moins sûrs et efficaces : ils n’ont qu’à prévenir officieusement la presse qu’elle ait à s’abstenir de discuter telle ou telle question, telle ou telle mesure. A de tels avis les journaux n’ont garde de ne pas se conformer. La censure peut ainsi se trouver indirectement rétablie par des communications verbales ou des ordres écrits, et, selon la remarque d’un écrivain russe[2], propriétaires et éditeurs, jaloux de sauver leur fortune, deviennent pour leur journal les plus défians ou les plus rigides des censeurs. On comprend par là comment à l’heure où triomphent partout les mesures de répression, le gouvernement n’a pas besoin de recourir plus souvent aux moyens. de rigueur contre une presse qui se sent trop à sa merci pour provoquer sa colère.

Au milieu de tant d’écueils, une chose diminue pour la presse la difficulté de sa tâche. Les plus importantes, les plus débattues des questions intérieures, ce sont naturellement les réformes d’Alexandre II et leurs effets. Or, à cet égard, les opinions les plus opposées peuvent, grâce aux circonstances, compter sur une tolérance plus ou moins large, plus ou moins franche et bienveillante. Aux adversaires des institutions libérales ou démocratiques octroyées dans la première moitié du règne, les penchans réactionnaires, aujourd’hui en faveur, permettent des critiques et des attaques aisément couvertes des intérêts conservateurs. Aux libéraux, aux partisans des nouveaux règlemens judiciaires et du self-government communal ou provincial, il reste l’avantage d’avoir en leur

  1. On s’en est servi cependant à Moscou, par exemple pour le Courrier russe.
  2. Golovatchef : Deciat lêt reform ; IIe partie, ch. V.