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les classes d’accord sur le principe de l’autorité, il ne saurait y avoir, en dehors des extrémités du parti révolutionnaire, d’opposition systématique et purement négative. Cela suffit pour rendre les luttes de la presse, en même temps que moins acerbes et moins acharnées, moins périlleuses et plus fécondes. La seconde raison, c’est que, sous le régime autocratique, la presse est aujourd’hui l’unique moyen qu’ait le pays d’influer sur son gouvernement. Pour la société, c’est le seul moyen de ne pas rester étrangère à la direction et même à l’étude des affaires publiques ; pour le gouvernement, qui n’a pas près de lui des représentans élus de la nation, c’est le moyen le plus simple et le plus inoffensif de connaître les vœux et les besoins de ses peuples.

Les gouvernemens de nos jours, quels qu’en soient le principe et la forme, n’ont de force réelle qu’à condition de gouverner avec l’opinion. On le sent à Pétersbourg : aux époques de crise, comme celle que traverse aujourd’hui la Russie, à chaque menace de ses ennemis du dedans ou du dehors, le pouvoir qui, en face de l’étranger ou de la révolution, ne veut point rester isolé dans son omnipotence, fait un appel solennel au concours du pays, mais ce concours, comment le pays le lui peut-il prêter si sa parole n’est pas libre ? comment tirer la société de son indifférence ou de son apathie si on ne laisse à ses organes la libre expression de ses sentimens ? Plus puissant est le gouvernement et moins il peut redouter les indiscrétions, les témérités, les objurgations, les attaques mêmes de la presse, car il reste toujours maître de ne lui point prêter l’oreille et maître de lui clore la bouche. Sous le régime autocratique, en effet, il ne suffit pas des lois pour assurer les droits de la pensée ; dans cette sphère, comme dans toute autre, le pouvoir souverain ne saurait être lié par ses propres ukases. Les franchises dont il gratifierait la presse seraient pour lui d’autant moins à craindre et d’autant moins exposées à dégénérer en licence que, de quelques garanties légales dont on la décore, cette liberté ne serait jamais qu’une liberté de tolérance.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.