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guenilles se vautrent au milieu des chèvres et des brebis. Des tapis, la grosse gourde à mettre l’eau, des vases de bois taillés à la hache dans un billot de sapin, constituent tout le mobilier des tentes. Depuis la réorganisation de la Turquie en vilayets, sandjaks et cazas, le gouvernement ottoman a essayé d’astreindre ces nomades à la vie sédentaire. Dans le vilayet d’Adana, où ils sont nombreux et où plusieurs actes de pillage commis par eux avaient inquiété l’autorité turque, le vali leur défendit une année dépasser l’été dans la montagne et de s’écarter de la ville. La mortalité fut telle chez ces Turkomans, accoutumés à fuir les chaleurs de la plaine dans leurs campemens d’été, que le vali a renoncé à maintenir ses ordres.

A une demi-heure des tentes turkomanes, entre la mer et la vallée, nous trouvons les ruines d’une ville byzantine dont le nom est perdu ; les gens du pays l’appellent Baba. Il est probable que cette ville a succédé à l’antique Panormos des Kauniens. Rien n’est plus saisissant que l’aspect de cette cité ruinée, surprise sans doute par l’invasion ottomane en pleine prospérité, et abandonnée à la suite d’une conquête violente. Certaines maisons ont conservé tous leurs murs presque intacts ; des escaliers descendent dans des caves voûtées, envahies par l’eau ; les rues sont encore tracées entre des pans de murailles lézardées, où les figuiers sauvages et les lauriers poussent dans des crevasses ; on distingue les amorces de voûtes d’une église byzantine, que dessinent nettement les murs de l’abside et des galeries latérales. A mesure qu’on s’approche de la mer, la ville ruinée disparaît sous les dunes ; on peut prévoir le temps où le sable, poussé par le vent de mer, aura tout recouvert et fait disparaître les derniers vestiges. Quelques débris antiques, des fûts de colonnes, des murs massifs d’appareil hellénique méritent d’être notés ; ce sont les seules traces de la civilisation grecque dans ce désert étrange qui ne livre pas son énigme au voyageur.

La première ville importante que marque notre itinéraire est Bouldour, dont nous sommes séparés par quatorze journées de marche, à travers un pays accidenté, d’accès difficile ; les villages qu’indique sur notre route la carte de Kiepert ne sont le plus souvent que des hameaux. C’est donc la vie campagnarde chez les Turcs que nous allons voir de près, au hasard des étapes, nous guidant d’après les renseignemens recueillis près des gens du pays, au risque de perdre des journées en recherches infructueuses. Les notions du temps et des distances sont très vagues chez les paysans turcs ; l’heure a pour eux une valeur de fantaisie qui varie de vingt minutes à une demi-journée. C’est de très bonne foi qu’ils répondent au voyageur que tel village est tout près, « au bout de ma barbe ; » à ce compte la barbe aurait souvent plusieurs kilomètres.

Quand on chemine vers le nord-est, en quittant la vallée du