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bas âge, qui ont forcément appris la langue des vainqueurs. En réalité, les Grecs des villages de l’intérieur, n’étant pas en relations avec leurs nationaux comme sur le littoral, trop peu nombreux pour former une communauté comme dans les villes, ont oublié leur langue maternelle, tout en restant Grecs de cœur. Beaucoup d’entre eux ont quitté le pays lors de l’insurrection crétoise et sont allés se battre contre les Turcs. La situation des Grecs dans les villages où ils sont peu nombreux est assez précaire ; ils n’ont guère d’autre sauvegarde que l’humeur généralement pacifique des Turcs agriculteurs ; aussi, dans les temps de crise, ceux qui le peuvent n’hésitent-ils pas à se réfugier dans les villes et à chercher une sécurité relative au sein de la communauté hellénique.


Téfény, 23 mai.

Nous quittons Uhl-Keuï après une excursion à Chorzum et une longue visite aux ruines de Cibyra. Halte au misérable village de Beyi-Keuï, et départ à l’aube pour Téfény, où nous conduit une demi-journée de marche. La physionomie des villages change avec celle du pays. Les maisons de bois aux toits pointus, les greniers en forme de coffre posés sur d’énormes pierres sont remplacés par des habitations basses, construites en pisé et en bois de grume, et couvertes de terrasses. On chercherait vainement le type de construction adopté dans la région du littoral, et qui reproduit avec une fidélité frappante les façades de tombeaux sculptées dont les Lyciens couvraient les parois de leurs rochers.

Téfény est en fête. Un riche bey célèbre la circoncision de son fils et a convié aux réjouissances tous les Turcs de la région. Il y a plus de deux mille invités. Aujourd’hui, troisième jour de la fête, les lutteurs les plus renommés, venus de Bouldour, d’Isbarta et même d’Adalia, doivent concourir entre eux, et l’attrait de ce spectacle a littéralement fait le vide dans le village. Nous nous dirigeons vers la plaine où a lieu la lutte, guidés par les sons aigres de l’orchestre qui égaie les intervalles de repos. On se ferait difficilement une idée exacte de la richesse des couleurs accumulées dans la plaine. Une foule en habits de fête forme autour de l’arène un cordon multicolore où dominent le rouge cru, le bleu clair et le jaune éclatant. Il y a là toutes les variétés de costume, depuis le caftan fourré des riches Turcs de la plaine jusqu’aux vestes bariolées des montagnards ; il faut la lumière diffuse du plein air pour fondre tous ces tons criards en un ensemble harmonieux et adouci. Sur les longs côtés de l’arène, deux tentes en laine noire se font face : ce sont les loges d’honneur, occupées l’une par le cadi et le kaïmacam, l’autre par le bey et par ses principaux incités. Nous prenons place sous la tente du kaïmacam, qui est