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et confondaient dans une admiration sympathique la terribilità de Michel-Ange, ainsi qu’ils l’appelaient, et la grâce divine de Sanzio ; mais Buonarotti demeura sourd à toutes ces sollicitations et garda un silence obstiné et farouche. Il ne devait le rompre qu’au bout de trente ans.

Je connais très peu de spectacles aussi saisissans, aussi pleins d’un enseignement profond que cette attitude silencieuse de Michel-Ange pendant toute cette période mémorable. Après avoir créé les Prophètes et les Sibylles qui sont demeurés son œuvre la plus complète et son chef-d’œuvre, après avoir porté ce défi immense à la peinture de son temps, il quitte Rome, fixe son séjour à Florence et ne touche plus à la brosse durant vingt-cinq ans. Durant tout ce quart de siècle, il n’a pas non plus la moindre parole d’encouragement pour les grands maîtres qu’il a laissés dans la cité éternelle, et qui là, ou sur tel autre point de l’Italie, poursuivent leur glorieuse carrière et descendent dans la tombe l’un après l’autre. « Vous avez sans doute appris comment est mort ce pauvre diable de Raphaël (quel povero di Raffaelo), duquel vous avez eu assez de déplaisir, ce que Dieu lui pardonne ? » se laisse-t-il écrire de Rome par son fidèle Sébastien del Piombo, et sans protester. Il n’a point de larmes pour cette mort, ni pour celle de Léonard, de Luini, de Del Sarto ou de Corrège, pas plus qu’il n’a de regard pour leurs productions admirables. Il travaille au mausolée des Médicis, au Pensieroso, et il pense aussi de temps en temps au tombeau du pape Jules et à son Moïse, — ce Moyses surgens dont il rappelle si bien à cette époque la pose recueillie et menaçante. Car lui aussi il a l’âme courroucée à la vue des fausses divinités qu’on adore au loin ; il se retient encore et demeure au repos, mais vous sentez qu’il va se redresser et éclater d’un moment à l’autre. Il se lève en effet tel jour inoubliable : au bout d’un quart de siècle, il revient à Rome, reprend le pinceau si longtemps délaissé, et s’enferme de nouveau pour sept ans dans sa chapelle Sixtine. Là il peint le Jugement dernier et dit son dernier mot, et ce mot est un anathème ! Sur ce pan de mur au-dessus de l’autel, il était venu tracer à soixante-six ans le Mané, Thécel de la renaissance, prononcer la condamnation de tout un monde de grâce et de beauté, qui avait charmé et séduit les générations passées et qui désormais allait périr...


LA COMTESSE. — Vous me faites trembler, cher maître, et bien que je n’aie jamais été enthousiaste du Jugement dernier, il me coûterait, je vous en préviens, d’admettre cette œuvre parmi les dates néfastes.

LE COMMANDEUR. — Je reconnais humblement, madame la comtesse, tout ce que mes paroles peuvent avoir de choquant à première