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du génie d’Alighieri : on y trouve cette tendance constante à l’allégorie, ce symbolisme grandiose, cette conception mystique de l’univers, cette religion de la grâce, ce culte de la sainte Vierge, en un mot tous ces élémens constitutifs de la poétique de Dante, dont on chercherait vainement la trace dans l’œuvre de Buonarotti. Michel-Ange a certainement connu et approfondi le poème florentin comme pas un de ses prédécesseurs ou émules ; il l’a lu et médité pendant toute sa vie ; il l’a même illustré par des dessins dans un cahier spécial dont on ne saurait assez regretter la perte irréparable. Toutefois il est permis de dire que cet homme extraordinaire a procédé à l’égard de la Divine Comédie exactement comme il l’a fait à l’égard des monumens de l’antiquité, à l’égard des livres sacrés de la Religion, et du livre profane de la Nature ; il les a tous étudiés, admirés et commentés avec le sens qui n’était qu’à lui, mais aussi avec la résolution inébranlable de n’en tenir aucun compte dans son travail créateur, et de n’obéir là qu’aux suggestions de son génie autonome. Il y a dans la Divine Comédie un passage sur lequel on n’a peut-être pas assez insisté ; c’est celui où le poète interrompt brusquement le récit des souffrances du Purgatoire pour exhorter le lecteur à ne pas se laisser ébranler, dans son propos pour le bien, à la vue des peines qu’une volonté insondable inflige à ceux-mêmes qui se sont repentis ; et il l’adjure de ne pas s’appliquer à la forme du martyre, mais de penser à la conséquence, au salut éternel qui est au bout de toutes ces épreuves :

Non attender la forma del martire ;
Pensa la succession…[1]

Or c’est à la forme du martyre que s’applique avant tout l’art de Michel-Ange dans le Dies iræ qu’il évoque devant nos yeux ; son monde est plein de désolation et de terreur, son ciel crie vengeance et ne montre que les instrumens ignominieux qui ont servi à flageller et à crucifier un Dieu ; son Christ ne lève la main que pour punir, et il n’est pas jusqu’à la sainte Vierge qui ne soit saisie d’épouvante, et, oubliant d’intercéder, ne cherche plus qu’à se voiler la face… Il y a aussi peu d’inspiration dantesque dans le Jugement dernier de Michel-Ange, que d’inspiration évangélique dans ses Prophètes et ses Sibylles.

Fatalité étrange qui a fait la part d’influence si inégale à ces deux œuvres, dont l’une a marqué l’aurore et l’autre le crépuscule d’un génie comme n’en a pas connu l’humanité ! À partir de la seconde moitié du XVIe siècle, on ne parle plus que pour mémoire des Prophètes et des Sibylles, et c’est le Jugement dernier qui fait fureur et école ! La voûte de la Sixtine ne dit plus rien aux imaginations

  1. Purgat., X, 106-111.