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chrétienne, quand on n’y introduit pas la notion philosophique du droit et de la justice, n’est plus qu’un sentiment sujet à toutes les erreurs et à toutes les interprétations abusives, sans aucune rigueur scientifique ni juridique. M. Secrétan nous répondra peut-être par un mot d’Aristote que les théologiens ont souvent reproduit : « Ceux qui s’aiment n’ont pas besoin de la justice, car ceux qui s’aiment se font du bien entre eux et à plus forte raison ne se font pas de mal ; » mais ce serait prendre le mot de justice en un sens étroit, comme une vertu négative consistant à ne point faire de mal aux autres, tandis qu’elle est le respect positif de tous les droits et l’accomplissement positif de toutes les obligations, de tous les contrats précis qui existent entre les individus ou les groupes d’individus. Le contenu de l’idée du droit est bien plus vaste et plus positif qu’on ne le croit d’ordinaire ; on se représente trop le droit comme une idée négative, un simple principe d’abstention et non d’action, un simple garde-fou et non une partie intégrante du but social. L’idée du droit entraîne, comme nous l’avons vu, celle du régime contractuel, laquelle à son tour permet à la grande association humaine de se proposer des buts qui n’ont rien de négatif. En ce sens, la justice est nécessaire à l’amour. On a soutenu que le fait seul d’invoquer le droit entre personnes qui s’aiment est déjà presque une injure : « Une femme que son mari s’abstiendrait de battre uniquement parce que c’est son droit de ne pas être battue aurait déjà le droit de s’offenser[1]. » — Ne s’offenserait-elle pas aussi si son mari s’abstenait de la battre uniquement parce qu’il l’aime et non parce que c’est son droit de ne pas être traitée comme un être inférieur ? Celui qui est aimé ne veut-il pas aussi être respecté, c’est-à-dire reconnu digne ? L’amour est surtout un sentiment, tandis que le droit est une idée ; l’amour sans le droit est un aveugle qui, en voulant vous embrasser, vous heurte et vous blesse. L’amour éclairé est déjà une justice. Nous ne saurions donc admettre que le principe de l’amour, « bien entendu et appliqué dans toute son extension, » suffise entièrement et « même au delà » pour résoudre tous les problèmes de la vie morale et sociale[2]. L’histoire montre que ce principe n’a point suffi, et cela non pas seulement parce qu’il a pu être mal entendu ou mal appliqué, mais parce qu’il est incomplet par nature, parce qu’à l’aide de ce principe seul on ne saurait déterminer les relations positives de devoir et de droit qui doivent exister entre les hommes : en un mot nous ne croyons pas qu’on puisse fonder une science sociale sur l’amour.

  1. Paul Janet, Histoire de la science politique, t. 1, p. 309.
  2. Ibid. — Au reste, M. Janet a peut-être ici dépassé, dans l’expression, sa propre pensée ; il montre excellemment lui-même, dans les pages qui suivent, l’insuffisance et l’écueil de la charité chrétienne.