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laquelle me confère un certain droit sur moi. L’être sans aucune valeur intrinsèque et sans droit individuel ne serait pas plus capable du véritable amour d’autrui que du véritable respect. A. ce premier point de vue, nous voyons déjà se réconcilier le principe idéal du droit et celui de la fraternité. Considérons maintenant non plus la capacité de celui qui aime, mais la dignité de celui qui est aimé. Pour qu’un être nous paraisse mériter notre affection, il faut que nous puissions, dans notre pensée, lui attribuer une valeur propre et non empruntée, une dignité qui soit à lui : il faut qu’il nous paraisse se donner son prix à lui-même pour que nous attachions un prix à son affection. Mais cette valeur intime d’un être qui conçoit la liberté, y aspire et s’en rapproche, n’est-ce pas précisément ce qui rend cet être à nos yeux respectable ? Le même idéal de liberté qui confère l’inviolabilité à l’être capable de le concevoir et de le poursuivre est donc aussi ce qui communique à cet être le charme et le mérite de l’amabilité ; cet idéal commun à tous est la vraie patrie commune à tous.

En conséquence la fraternité est, comme le droit, une idée directrice. C’est l’attribution à l’homme d’une valeur idéale, supérieure à toute estimation matérielle. Cette valeur suppose dans l’homme une certaine indépendance, un germe de liberté. Qu’on analyse jusqu’en ses derniers élémens l’idée que nous nous faisons de la liberté morale, on reconnaîtra qu’elle consiste toujours, à nos yeux, d’abord dans une certaine possession de soi qui est une première marque d’indépendance, puis dans un certain don de soi qui est une marque d’indépendance plus grande encore : l’être vraiment libre serait celui qui aurait d’abord un moi et qui ensuite ne serait pas exclusivement renfermé dans ce moi, mais pourrait concevoir et vouloir les autres, s’unir à tous et au tout. Ce type de l’individualité expansive, loin de nous condamner à l’égoïsme radical dont « l’altruisme » même n’est encore qu’une forme, est au contraire un principe de désintéressement universel et d’union avec autrui. Sans doute cette « liberté », cette « personnalité », cette bonne volonté tendant à se dégager dont nous faisons l’essence de tous les êtres, échappe en son fond à l’expérience positive ; mais il en est de même de la nécessité absolue qui nous riverait à l’égoïsme. Ce sont là, de part et d’autre, de pures idées, entre lesquelles nous avons à choisir l’idée directrice de la conduite humaine ; or l’idée d’une société entre des êtres libres, égaux et frères, est supérieure à toutes les autres ; c’est donc le plus haut idéal moral. Libre jeu des puissances individuelles, libre association de ces puissances par le contrat, libre fusion de ces puissances par le progrès de la sympathie et de la fraternité sociale, voilà les trois degrés de la liberté et du droit, qui nous paraissent suffire à la solution des