Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/309

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

règles pratiques de la fraternité, qui doivent être celles de la justice même et du droit. Pour ne pus avilir et abaisser celui qu’elle veut relever, la fraternité doit avoir les traits et le langage de la justice. Il faut que celui qui oblige prenne le rôle de l’obligé et semble non pas rendre un service, mais en demander un ; et à vrai dire, quel plus grand service peut-on rendre à un homme que de lui fournir l’occasion d’un acte de désintéressement et de liberté vraie ? Celui qui oblige les autres est réellement l’obligé des autres. C’est à la fraternité ainsi entendue qu’il appartient, en premier lieu, de réaliser la justice distributive, mais par voie de liberté et non plus d’autorité ; elle doit considérer ses bienfaits comme n’étant qu’une répartition plus juste des parts mal distribuées par le sort et par les hommes. Elle doit prendre, en second lieu, l’esprit de la justice commutative, elle doit se proposer de faire non un pur don, mais un simple échange. Il est fâcheux que le beau nom de « charité » ou d’amour soit devenu synonyme d’aumône. La plus noble fraternité n’est pas celle qui fait une aumône proprement dite, mais celle qui demande un léger service en échange d’un grand, qui rabaisse ce qu’elle donne au-dessous de ce qu’elle demande, qui enfin veut persuader à celui qui reçoit qu’il donne l’exact équivalent de ce qu’il a reçu. Pour cela, en retour de ses services, elle demandera un travail, si facile qu’il soit, car elle sait que le travail ennoblit, tandis que l’aumône avilit. Ainsi au lieu d’une faveur a lieu un échange consenti de part et d’autre et un véritable contrat. La fraternité s’est transformée en justice contractuelle. A vrai dire, ce n’est pas là un simple déguisement et un masque de délicatesse que la fraternité prendrait pour dissimuler ses dons, c’est plutôt la manifestation de sa véritable essence et de sa plus intime nature.

Maintenant faut-il attribuée une tâche de bienfaisance réparative non-seulement aux individus ou aux associations particulières, mais encore à la grande association de l’état ? En d’autres termes, l’état doit-il contribuer, par justice même, à réaliser la fraternité ? — Question qui a toujours embarrassé les moralistes et les sociologistes, parce qu’elle porte sur les limites réciproques du droit de l’individu et du droit de la société. L’action de l’état aboutit toujours à une contrainte, puisqu’elle ne peut s’exercer qu’en prélevant des impôts auxquels nul ne doit se soustraire. Si donc les œuvres de bienfaisance positive et d’assistance n’étaient pas autre chose, comme on le croit vulgairement, qu’une « charité » gratuite et surérogatoire, la charité publique, en s’exerçant par voie d’autorité, ne pourrait s’exercer qu’aux dépens de la justice. Aussi la plupart des économistes, ayant fait une analyse insuffisante de nos droits et raisonnant toujours comme si nous étions membres d’une société non altérée dans ses conditions, ont