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Gargantua, comme plus tard Emile, est aux mains d’un précepteur qui ne s’occupe que de lui : condition à peu près irréalisable, s’il s’agit de précepteurs tels que Ponocrate ou Rousseau. Une théorie de l’éducation, pour être pratique, doit valoir pour le plus grand nombre ; elle ne doit exiger ni que le disciple soit placé dans des circonstances ou doué de qualités exceptionnelles, ni surtout que le maître soit plus difficile à rencontrer ou à former que l’élève.

Non moins énergiquement que Rabelais, Montaigne proteste contre le pédantisme, la dialectique du moyen âge et l’érudition livresque. « Qui a pris, s’écrie-t-il, l’entendement en la logique ? Où sont ses belles promesses ? Veoit-on plus de barbouillage au caquet des harengières qu’aux disputes publiques des dialecticiens ? .. Que fera l’escholier si on le presse de la subtilité sophistique de quelque syllogisme ? — Le iambon fait boire, le boire désaltère ; parquoy le iambon désaltère. — Qu’il s’en mocque ! » — Il maudit la scolastique pour avoir encombré la philosophie de ronces et d’épines, et veut qu’on arrive à la sagesse « par des routes ombreuses et gazonnées. »

Ce que Montaigne réclame avant tout, c’est une éducation générale, qui développe harmonieusement toutes les facultés qui font l’homme : les qualités particulières qui font le spécialiste ne seront cultivées qu’après. L’essentiel, c’est que les intelligences soient rendues capables de tout comprendre, les cœurs d’aimer tout ce qui est beau et bon. « Que doivent apprendre les enfans ? Ce qu’ils doivent faire étant hommes. » Ce mot, emprunté à Plutarque, résume, comme le dit M. Compayré, toute la pédagogie de Montaigne. Son idéal, ce n’est ni le grammairien, ni le logicien, mais le gentilhomme ; le XVIIe siècle dira : l’honnête homme. Et dans cette éducation vraiment humaine, l’objet principal, c’est la morale. « On nous meuble la tête de science ; de jugement et de vertu, peu de nouvelles. » — La belle affaire qu’un enfant soit devenu bon latineur de collège ! « Si son âme n’en va un meilleur bransle, s’il n’a pas le jugement plus sain, i’aymerois autant qu’il eust passé le temps à iouer à la paulme ; au moins son corps en serait plus alaigre. »

Bref, pour Montaigne, les lettres et les sciences sont un moyen, non un but. Vérité difficilement contestable, si l’on s’en tient à la première éducation du jeune homme ; mais la haute culture intellectuelle exige des études plus approfondies, plus désintéressées que celles dont se contente l’auteur des Essais. Passé le temps du collège, Montaigne devient un modèle et un guide dangereux. Il n’a goûté des sciences « que la crouste légère, un peu de chasque chose, à la françoise. » Il demande en général les livres « qui