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se tenir au courant des intrigues les plus secrètes et cherchaient à deviner ce qu’ils ne savaient pas ; tous prêtaient l’oreille aux bruits les plus inconsidérés que répandait la malignité publique. « Il faut avouer, dit Saint-Simon, que, personnage ou nul, ce n’est que de cette sorte de nourriture que l’on vit dans les cours, sans laquelle on ne ferait qu’y languir. » Lui surtout, qui n’avait rien à faire et qui sentait le poids de son inaction, se repaissait volontiers de cette nourriture ; il s’occupait à faire parler les gens bien informés et à écouter ceux qui prétendaient l’être. Dans son avidité de savoir, il recueillait toutes les nouvelles qu’il entendait dire, quelle qu’en fût l’origine et croyait facilement à celles qui flattaient ses rancunes.

C’est sans doute un défaut pour un historien d’être crédule, mais un défaut moins grave que d’être menteur. Les recherches de M. de Boislisle me semblent établir jusqu’ici que Saint-Simon n’est pas l’auteur volontaire, le créateur conscient des erreurs qu’il rapporte, puisqu’on les retrouve ailleurs que chez lui. J’avoue que ce résultat me fait grand plaisir. On ne lit pas Saint-Simon tout à fait de sang-froid ; il irrite ou il charme, mais ne laisse pas indifférent. Mme du Deffand avait raison de dire « qu’il met hors de soi. » L’admiration très vive que j’éprouve pour lui ne s’accommoderait pas de l’idée qu’il invente sciemment des mensonges pour déconsidérer d’honnêtes gens qui avaient le malheur de lui déplaire ; mais elle n’est pas assez exclusive, assez aveugle, pour refuser d’admettre que ses haines pouvaient parfois l’égarer, et qu’en le lisant il faut se tenir en garde contre les violences de ses passions. Il semble lui-même nous en avertir à la fin de ses Mémoires. « On est charmé, dit-il, des gens droits et vrais, on est irrité contre les fripons dont les cours fourmillent, on l’est encore plus contre ceux dont on a reçu du mal. Le stoïque est une belle et noble chimère. Je ne me pique donc pas d’impartialité ; je le ferais vainement. » Nous voilà prévenus, et l’historien lui-même prend soin de nous dire qu’il ne mérite pas une foi sans réserve. C’est à nous de le surveiller attentivement et de contrôler tous ses récits.

Ce contrôle est parfois assez facile : il arrive souvent que sa violence même nous indique quand il faut nous défier de lui. Ce n’est pas un de ces auteurs artificieux, maîtres d’eux-mêmes, qui affichent une fausse modération et savent cacher l’ardeur de leurs sentimens pour rendre leurs opinions moins suspectes. Cette habile stratégie lui est étrangère. Il va droit à ses ennemis sans dissimuler la marche ; il les attaque ouvertement et au grand jour. Ses récits et ses portraits ne contiennent rien de tortueux, et, pour parler comme lui, la haine y pétille en liberté. On voit qu’il est incapable de retenir sa colère et de maîtriser ses sentimens. Ils