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inédites échappées à la plume des personnages célèbres sont lues avec avidité, je me ferais une sorte de scrupule de ne pas produire au jour les plus intéressantes de celles qui se trouvent entre mes mains. Le salon de Mme Necker assurément n’a pas été sans influence sur le mouvement des esprits et des idées qui a précédé la révolution française, et on peut dire qu’ouvert comme il l’a été jusqu’à la veille de la grande crise, il est demeuré le dernier salon de l’ancienne société. C’est ce petit monde que je voudrais peindre, en essayant d’en faire parler et revivre les habitués. Mais, pour rendre au salon de Mme Necker sa physionomie véritable, il faut que mes lecteurs me permettent de commencer par leur présenter de nouveau la maîtresse de la maison, qui peut-être (on le verra tout à l’heure) n’est pas aussi bien connue d’eux qu’ils peuvent se le figurer. Je ferai ensuite défiler devant leurs yeux ses amis et ses relations quotidiennes, et j’aurai occasion de montrer, chemin faisant, comment elle comprenait l’accomplissement de ses devoirs de femme et de mère. Ce groupe, auquel n’ont manqué assurément ni l’éclat, ni le mérite, ni les ambitions, valait peut-être la peine d’être étudié de près, et je ne fais qu’un vœu, c’est que mes lecteurs veuillent bien prendre à cette tentative de résurrection une faible part de l’intérêt que j’ai trouvé moi-même à l’entreprendre.

Dirai-je cependant que, tout en poursuivant cette étude, je n’ai pu parfois me défendre contre l’invincible mélancolie que fait naître dans l’âme un contact trop intime avec ce qui n’est plus ? Tandis que, dans ma tour silencieuse, je maniais d’une main d’abord émue et bientôt indifférente ces lettres, ces papiers, ces journaux auxquels les secrets de tant de rêves, de tant de passions, de tant de douleurs ont été confiés, je sentais peu à peu s’exhaler de ces feuilles mortes de la vie un parfum de tristesse qui m’envahissait. A mesure que je plongeais dans les couches d’un passé qui me semblait à la fois si lointain et si proche, je sentais en quelque sorte peser sur moi le poids de ces monceaux d’oubli qui se sont accumulés sur tant de souvenirs. De combien de deuils ces murs de Coppet n’ont-ils pas été témoins, depuis le jour où, au lendemain de la mort de sa femme, M. Necker s’enfermait dans une petite chambre encore pleine d’elle pour y étouffer le bruit de ses sanglots, jusqu’à celui, tout récent, où une foule nombreuse et recueillie conduisait au champ du repos la pieuse gardienne qui avait veillé sur cette vieille demeure comme sur le sanctuaire qui contenait les trésors de son cœur[1] ! Combien de fois aussi la vie toujours forte et jeune

  1. Jusqu’au mois de décembre 1876, le château de Coppet a continué d’appartenir à la propre belle-fille de Mme de Staël, la baronne Auguste de Staël (née Vernet), qui en avait hérité après la mort de Bon mari et de son fils.