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mention, avait pu lire dans l’avenir le succès de leurs peines, de leurs sueurs, de leurs soins, de leurs intrigues, tous, à une douzaine près tout au plus, se seraient arrêtés tout court dès l’entrée de leur vie, et auraient abandonné leurs vues et leurs plus chères prétentions, et que, de cette douzaine encore, leur mort, qui termine le bonheur qu’ils s’étaient proposé, n’a fait qu’augmenter leurs regrets par le redoublement de leurs attaches, et rend pour eux comme non avenu tout ce à quoi ils étaient parvenus. » Voilà certes une belle page, et qui paraît plus frappante quand on songe qu’elle a été écrite au milieu du siècle de Voltaire, quelques années avant l’Encyclopédie. Il y en a d’autres encore qu’on pourrait citer. Cependant il faut avouer que cet écrit est, dans son ensemble, d’une lecture difficile. Les phrases y sont encore plus longues, les tours plus embarrassés qu’à l’ordinaire. Les nombreuses ratures ou corrections dont le manuscrit est couvert semblent prouver qu’il a été composé péniblement. Quelle différence avec ces narrations vives et brillantes, comme par exemple celle du mariage du duc de Chartres, dont j’ai déjà tant parlé, et qui suit le discours préliminaire, à quelques pages de distance ! Il est clair que, dans ces grands développemens d’idées générales, Saint-Simon ne se sent pas à son aise. C’est une remarque qu’on a l’occasion de faire quand on lit quelque mémoire de lui sur le gouvernement de la France, comme il en a composé quelquefois « pour se soulager. » Son esprit n’aperçoit pas nettement les points culminans des questions ; tout prend pour lui la même importance, et comme les petites choses l’occupent presque autant que les grandes, il en résulte, dans sa façon d’écrire, une confusion dont on a peine à sortir. N’en peut-on pas conclure avec quelque vraisemblance que s’il avait été appelé au pouvoir, comme il l’a tant souhaité, il se serait aisément perdu dans les détails ? L’obscurité, l’embarras de son style, quand il expose des idées générales et traite d’affaires, comparé avec sa netteté, sa vigueur quand il raconte, ne prouvent-ils pas qu’il était fait pour observer plutôt que pour agir ? Il a donc eu tort de se plaindre de sa fortune. Le mauvais sort obstiné qui l’a retenu malgré lui parmi les curieux, au lieu de le mettre parmi les acteurs, a peut-être servi sa gloire et lui a donné le rôle auquel la nature l’avait destiné.

Ce n’est pas seulement la manière dont il construit ses phrases qui ne nous paraît pas toujours conforme à l’usage ordinaire ; la langue même dont il se sert, les mots qu’il emploie ne nous causent pas moins de surprise. Il y en a beaucoup qu’on ne rencontre pas chez les écrivains de son temps et quelques critiques ont pensé qu’il les avait inventés lui-même. Mais M. Adolphe Régnier a montré que la plupart de ces termes extraordinaires dont on serait tenté