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avec le démon, et, par l’efficacité d’imprécations sataniques, peut faire éclater dans l’air d’étranges flammes, exciter les tempêtes, faire tomber dru la grêle sur les champs, se transporter en quelques heures aux lieux les plus éloignés, mener danses et festins avec les démons, changer hommes en bêtes et faire apparaître mille monstrueux prodiges. Mais c’est sur l’autorité des poètes qu’on donne foi à ces fictions. La sorcière est une pauvre vieille femme, stupide et ignorante, dont la fantaisie a été tant abusée en fausses images par l’esprit malin qu’elle confesse avoir fait ce qu’elle n’a pu faire, et ce qui n’a été fait par quiconque. A plusieurs reprises, Wier s’apitoie sur les sorcières ; il les appelle pauvresses, petites vieilles, petites femmes malheureuses (misellae, anicalae, mulierculae, vetulae), et il apostrophe vigoureusement, avec une indignation généreuse, leurs juges, qu’il appelle bourreaux. « O vous, tyrans cruels, juges sanguinaires, qui oubliez d’être hommes, et chez qui l’aveuglement fait taire toute pitié, je vous convoque au tribunal du juge suprême qui décidera entre vous et moi. Lors la vérité que vous avez ensevelie et foulée aux pieds se dressera en votre face, et criera vengeance de vos crimes : lors sera publique votre soi-disant science de la vérité évangélique, science que certains d’entre vous nous objectent à tout propos. Lors vous ferez expérience de ce qu’est la parole de Dieu, et de la même mesure que vous jugeâtes les autres, vous aussi, vous serez jugés ! » Ailleurs il supplie les juges de ne pas pratiquer la torture, a Pensez-vous, dit-il, qu’il y ait au monde une misère pire que celle des sorcières ? Croyez-vous que ces pauvres femmes ne souffrent pas assez pour vous ingénier à les faire souffrir encore ? » Jean Wier n’est cependant ni un libre penseur, ni un sceptique. Loin de là, sa crédulité est prodigieuse. Il admet la plupart des histoires qu’on vient lui raconter. Comme Sprenger, comme del Rio, il croit au diable, à l’esprit malin, à la possession.

Il semble que la crédulité de J. Wier eût dû le protéger contre la fureur des gens bien pensans ! Heureusement pour lui, il était médecin de Guillaume, duc de Clèves, et cette haute amitié le sauva. D’ailleurs, on ne brûle pas aussi facilement un grand docteur qu’une pauvre vieille paysanne. Aussi Wier mourut tranquillement dans son lit à l’âge de soixante-treize ans. Ce n’est pas la faute de Bodin si Wier a pu si scandaleusement échapper à toute répression. Jean Bodin, qui fut procureur du roi à Laon, et jurisconsulte célèbre, après avoir composé sa Démonomanie des sorciers[1], croit nécessaire de réfuter les erreurs de Jean Wier ; « premièrement pour l’honneur de Dieu, contre lequel il s’est armé ; en second lieu,

  1. Souvent réimprimée. La première édition est de 1580.