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pas douteux qu’ébloui par la magnificence qu’on déploya dans cette royale habitation, et que frappé de l’air d’autorité du maître et de l’obséquieuse révérence des grands personnages qui l’entouraient, il n’eût vu, ou cru voir, un souverain paisiblement assis sur le plus grand trône du monde par tous les droits réunis de la puissance et de la légitimité. Bonaparte était alors roi pour tous, et pour lui-même ; il oubliait le passé, il ne redoutait point l’avenir ; il marchait d’un pas ferme, sans prévoir aucun obstacle, ou du moins avec la certitude qu’il détruirait facilement ceux qui se dresseraient devant lui. Il lui paraissait, il nous paraissait à tous, qu’il ne pouvait plus tomber que par un événement si imprévu, si étrange, et qui produirait une catastrophe si universelle, qu’une foule d’intérêts d’ordre et de repos étaient solennellement engagés à sa conservation. En effet, maître ou ami de tous les rois du continent, allié de plusieurs par des traités ou des mariages à l’étranger, sûr de l’Europe par les nouveaux partages qu’il avait faits, ayant jusqu’aux frontières les plus reculées des garnisons importantes qui lui garantissaient l’exécution de ses volontés, dépositaire absolu de toutes les ressources de la France, riche d’un trésor immense, dans la force de l’âge[1], admiré, craint et surtout scrupuleusement obéi, il semblait qu’il eût tout surmonté. Mais un ver rongeur se cachait sourdement au sein d’une telle gloire. La révolution française, ouvrage insurmontable des temps, n’avait point soulevé les âmes à l’intention d’affermir le pouvoir arbitraire. Les lumières du

  1. L’empereur, né le 15 août 1769, avait alors trente-huit ans. On oublie volontiers son Age, tant on est ébloui par son éclat. Il y faut cependant penser parfois en lisant son histoire, et se rappeler qu’il était un homme, même un jeune homme. (P. R.)