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sérieuses réflexions sur ce que je voyais sous mes yeux, mais je me serais bien gardée de les communiquer à mes compagnons, et je n’aurais pas osé sourire ni d’eux ni de moi. « Voilà la science des courtisans, dit Sully ; ils sont convenus entre eux que, couverts des masques les plus grossiers, ils ne se paraîtraient pourtant point risibles les uns aux autres. »

C’est lui qui dit encore : « Le vrai grand homme sait être tour à tour, et suivant les occasions, tout ce qu’il faut être, maître ou égal, roi ou citoyen. Il ne perd rien à s’abaisser ainsi dans le particulier ; pourvu que, hors de là, il se montre également capable des affaires politiques et militaires ; le courtisan se souvient toujours qu’il est avec son maître. »

L’empereur n’avait aucune disposition à adopter une pareille vérité, et, par calcul comme par goût, il se gardait bien de se détendre jamais de sa royauté ; peut-être aussi qu’un usurpateur ne pourrait pas le faire si impunément qu’un autre.

Lorsque l’heure annonçait qu’il fallait quitter nos jeux enfantins pour nous présenter chez lui, alors l’aisance s’effaçait de tous les visages ; chacun, reprenant son sérieux, s’acheminait lentement et cérémonieusement vers les grands appartemens. On entrait, en se donnant la main, dans l’antichambre de l’impératrice. Un chambellan annonçait. Plus ou moins longtemps après, on était reçu ; quelquefois seulement les entrées, ou tout le monde. On se rangeait en silence, comme je l’ai dit, on écoutait les paroles vagues et rares que l’empereur adressait à chacun. Ennuyé comme nous, il demandait les tables de jeu ; on s’y plaçait par contenance, et peu après, l’empereur disparaissait. Presque tous les soirs, il faisait appeler M. de Talleyrand, et veillait longtemps avec lui.

L’état de l’Europe fournissait alors à leurs conversations, et sans doute en faisait le sujet ordinaire. L’expédition des Anglais en Danemark avait vivement irrité l’empereur. L’impossibilité où il s’était trouvé de secourir cet allié, l’incendie de la flotte danoise, le blocus que les vaisseaux anglais établissaient partout, l’animaient à chercher de son côté des moyens de leur nuire, et il exigeait plus sévèrement que jamais que ses alliés se dévouassent à sa vengeance. L’empereur de Russie, qui avait fait des démarches pour la paix générale, ayant été repoussé par le ministère anglais, se jeta alors avec une entière affection dans le parti de Bonaparte. Le 26 octobre, il fit une déclaration qui annonçait qu’il rompait toute communication avec l’Angleterre, jusqu’au moment où elle traiterait de la paix avec nous. Son ambassadeur, le comte Tolstoy, arriva à Fontainebleau peu après ; il y fut reçu avec de grands honneurs, et nommé du voyage.

Vers le commencement de ce mois, une rupture avait éclaté entre