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et toutes les classes vraiment nationales seront avec moi. Je tirerai de leur inertie des peuples autrefois généreux ; je leur développerai les progrès d’une industrie qui accroîtra leurs richesses, et vous verrez qu’on me regardera comme le libérateur de l’Espagne. » Murat mandait une partie de ces paroles au prince de la Paix, qui ne manquait point d’assurer qu’un tel résultat était en effet très probable. M. de Talleyrand parlait en vain ; on ne l’écouta point. Cela fut un premier échec donné à son crédit qui l’ébranla d’abord imperceptiblement, mais dont ses ennemis profitèrent. M. Maret s’efforça de dire comme Murat, voyant que c’était flatter l’empereur ; le ministre des relations extérieures, humilié d’être réduit à des fonctions dont M. de Talleyrand lui enlevait les plus belles parties, se crut obligé de prendre et de soutenir une autre opinion que la sienne ; l’empereur, ainsi circonvenu, se laissa abuser, et, quelques mois après, s’embarqua dans cette perfide et déplorable entreprise.

Tandis que je demeurais à Fontainebleau, mes relations avec M. de Talleyrand se multiplièrent beaucoup. Il venait souvent dans ma chambre, il s’y amusait des observations que je faisais sur notre cour, et il me livrait les siennes, qui étaient plaisantes. Quelquefois aussi, nos conversations prenaient un tour sérieux. Il arrivait fatigué ou même mécontent de l’empereur ; il s’ouvrait alors un peu sur les vices plus ou moins cachés de son caractère, et m’éclairant par une lumière vraiment funeste, il déterminait mes opinions encore flottantes, et me causait une douleur assez vive. Un soir que, plus communicatif que de coutume, il me contait quelques anecdotes que j’ai rapportées dans le cours de ces cahiers, et qu’il appuyait fortement sur ce qu’il nommait la fourberie de notre maître, le représentant comme incapable d’un sentiment généreux, il fut étonné tout à coup de voir qu’en l’écoutant je répandais des larmes : « Qu’est-ce ? me dit-il ; qu’avez-vous ? — C’est, lui répondis-je, que vous me faites un mal réel. Vous autres politiques, vous n’avez pas besoin d’aimer qui vous voulez servir ; mais moi, pauvre femme, que voulez-vous que je fasse du dégoût que vos récits m’inspirent, et que deviendrai-je quand il faudra demeurer où je suis, sans pouvoir y conserver une illusion ? — Enfant que vous êtes, reprit M. de Talleyrand, qui voulez toujours mettre votre cœur dans tout ce que vous faites ! Croyez-moi, ne le compromettez pas à vous affectionner à cet homme-ci, mais tenez pour sûr qu’avec tous ses défauts il est encore aujourd’hui très nécessaire à la France, qu’il sait maintenir, et que chacun de nous doit y faire son possible. Cependant, ajouta-t-il, s’il écoute les beaux avis qu’on lui donne aujourd’hui, je ne répondrais de