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lui promettant que ce brillant exil ne durerait que deux ans. On accorda au nouvel ambassadeur une somme énorme pour les frais de son établissement ; il devait toucher de sept à huit cent mille francs de traitement. L’empereur lui prescrivait d’effacer le luxe de tous les autres ambassadeurs. A son arrivée à Pétersbourg, M. de Caulaincourt trouva d’assez grands embarras. Le crime de la mort du duc d’Enghien laissait une tache sur son front. L’impératrice mère ne voulut point le voir ; nombre de femmes se refusaient à ses avances. Le tsar l’accueillit bien, prit peu à peu du goût pour lui, et même, après, une véritable amitié ; et, à son exemple, on finit par se montrer moins sévère. Quand l’empereur sut qu’un pareil souvenir avait influé sur la situation de son ambassadeur, il s’en étonna beaucoup[1] : « Quoi ! disait-il, on se souvient de cette vieille histoire ! » La même parole lui est échappée toutes les fois qu’il a retrouvé qu’en effet on ne l’avait point oubliée ; et cela est arrivé plus d’une fois. Souvent il ajoutait : « Quel enfantillage ! mais pourtant ce qui est fait est fait. »

Le prince Eugène était archichancelier d’état ; le soin de le remplacer fut encore confié à M. de Talleyrand dans les fonctions attribuées à cette place ; celui-ci réunissait alors dans sa personne un assez bon nombre de dignités. L’empereur commença à accorder des dotations à ses maréchaux et à ses généraux, et à fonder ces fortunes qui parurent immenses, et qui devaient disparaître avec lui. On se trouvait à la tête, en effet, d’un revenu considérable ; on se voyait déclarer le propriétaire d’un nombre étendu de lieues de terrain, en Pologne, en Hanovre ou en Westphalie. Mais il y avait de grandes difficultés à toucher ses revenus. Les pays conquis se prêtaient peu à les donner. On envoyait des gens d’affaires qui éprouvaient de grands embarras. Il fallait faire des transactions, se contenter d’une partie des sommes promises. Cependant le désir de plaire à l’empereur, le goût du luxe, une confiance imprudente dans l’avenir faisaient qu’on montait sa dépense sur le revenu présumé qu’on attendait ; les dettes s’accumulaient ; la gêne se glissait au milieu de cette prétendue opulence ; le public supposait des fortunes immenses là où il voyait une extrême élégance ; et cependant, rien de sûr, de réel, ne fondait tout cela. Nous avons vu sans cesse la plupart des maréchaux, pressés par leurs créanciers, venir solliciter des secours que l’empereur accordait selon sa fantaisie ou l’intérêt qu’il trouvait à s’attacher tel ou tel. Les prétentions sont devenues extrêmes, et peut-être le besoin de les satisfaire est-il

  1. Sans penser comme l’empereur qu’on tel événement devait être oublié, on est confondu en pensant que trois ans et demi seulement avaient passé sur ce meurtre. (P. R. )