Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 37.djvu/697

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intellectuels, une insatiable curiosité pour tout ce qui touchait aux gens de lettres. Il s’introduisait partout, et sa vanité poursuivait tour à tour Voltaire, Wesley, Rousseau, Paoli ou lord Chatham. Il allait même jusqu’à demander à ce dernier, alors premier ministre, de vouloir bien « l’honorer d’une lettre de temps en temps. » Un métier pareil suppose une certaine effronterie, beaucoup de bonne humeur, une insensibilité parfaite aux rebuffades. Si l’on y ajoute une naïveté qui n’excluait pas la finesse et quelque bonté naturelle, on aura le portrait d’un homme qui n’était tout à fait ni le faquin assommant dépeint par Macaulay, ni le disciple idéal que M. Carlyle a célébré. Peut-être cet ensemble de qualités et de défauts était-il nécessaire pour produire la plus parfaite biographie qu’il y ait au monde.


IV

Au moment où Boswell fit irruption dans sa vie, Johnson avait cinquante-quatre ans. Il était célèbre et se reposait, content désormais d’exercer par la parole, ou plutôt par la conversation, l’autorité qu’il avait acquise. Il se levait tard, et la matinée se passait pour lui à déclamer sur tous les sujets possibles devant les gens qui venaient le consulter comme un oracle ou simplement l’écouter. Il s’en allait ensuite dîner dans une taverne ou chez des amis et passait la soirée à boire, en causant, « un océan de thé, » ce qui le menait à une heure avancée de la nuit. Une fois par semaine, il soupait à la Tête de Turc, où se réunissait le Club littéraire, fondé par Reynolds, et dont les premiers membres furent Burke, Nugent, Beauclerk, Langton, Goldsmith et Hawkins. C’était un grand honneur que d’être admis dans cette association. Garrick, Fox, Gibbon, Adam Smith, les Warton, Sheridan et d’autres encore devaient y entrer plus tard. Quelques-unes des conversations les plus brillantes du XVIIIe siècle se sont tenues là : on en retrouve l’écho dans le livre de Boswell. Boswell était arrivé à Londres en 1762. Fils aîné d’un laird écossais, il venait d’Utrecht où il avait complété ses études de droit et désirait passionnément faire la connaissance du plus grand des hommes de lettres. Il avait d’abord espéré que l’acteur Sheridan pourrait le présenter à Johnson ; malheureusement il y avait alors du froid entre les deux amis. Johnson avait dit un jour : « Sherry est ennuyeux ; mais il a dû se donner bien du mal pour arriver au point où nous le voyons : un tel excès de stupidité n’est pas dans la nature. » Il est probable que le propos n’avait pas été perdu. Boswell connaissait un autre acteur, Tom Davies, qui s’était fait libraire. Ce fut dans sa boutique que le jeune avocat contempla pour la première fois les traits du « Leviathan